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Actualités - OPINION

REGARD - Osmond Romieux : dessins et aquarelles inédits de Beyrouth et d’ailleurs Pure passion privée

Dépaysement garanti. Le Beyrouth que l’on découvre à travers les dessins au crayon et les aquarelles d’Osmond Romieux (1826-1908), lieutenant de première classe à bord du vaisseau mixte français Le Redoutable qui fait relâche à Beyrouth du 16 juillet au 28 septembre puis du 10 au 15 octobre 1860, et du 19 juin au 17 juillet puis du 23 juillet au 17 octobre 1861, personne ne le reconnaîtra ou à peine. Si Romieux n’avait pas inscrit de petites légendes au bas de ses dessins, la plupart des lieux n’auraient sans doute pas pu être identifiés. Ville-pilote La raison en est simple. Beyrouth, qui était un village de 12000 habitants vers 1810, est encore une ville de fort modestes proportions en 1860, avec 50000, peut-être 60000 habitants. La population s’accroîtra d’une manière significative et rapide au cours de cette décennie avec l’afflux des réfugiés de la montagne et de Syrie, suite aux événements que l’on sait. À la fin du siècle, la population atteint encore à peine 100000 habitants. La mise en place de la Moutasarrifiya en 1861 verra le rôle politique et économique de Beyrouth se transformer, entraînant des changements sociaux, culturels, architecturaux, urbains et démographiques qui se poursuivront d’une manière ininterrompue, avec des hauts et des bas, jusqu’à nos jours. En 1915, les Ottomans détruisent des quartiers entiers pour ouvrir de nouvelles artères, le sultan Abdel Hamid ayant décidé de faire de Beyrouth la ville-pilote et la vitrine d’une modernisation administrative, culturelle, urbaine, expérience dont le succès servirait d’exemple et de modèle pour les autres villes et contrées de son empire. Abdel Hamid suivait de près cette transformation grâce à des photographes appointés. Il gardait des albums entiers de clichés qui se trouvent encore dans les archives turques et dont un ouvrage à paraître bientôt révélera une partie. Le mandat français est venu à son tour changer encore davantage la face de la ville, face ressuscitée par la récente restauration des bâtiments du centre-ville. Les indigènes En 1860, Beyrouth était donc, du point de vue urbain, un grand village avec peu de rues pavées, presque pas d’éclairage public à part quelques lanternes orphelines ça et là, des places mal délimitées, de vastes espaces vides plantés de quelques arbres antiques, des oliviers, des sycomores, des tamarins, des figuiers de Barbarie. Une cité des champs, la ville à la campagne, la campagne à la ville. Romieux note ce qu’il voit. C’est un bon observateur, soucieux du détail vrai, du trait juste, avec le détachement qu’il faut pour un regard d’ethnologue et la sympathie requise par un regard d’artiste, même amateur. Il est intéressé aussi bien par le décor, la scénographie de la ville si l’on veut, que par le spectacle des indigènes dans les rues et les places. Il les croque à la volée, d’un crayon alerte, fin, au dessin elliptique, sténographique resque. Construisant fort bien des panoramas miniatures, il a le sens de la perspective, des proportions, de l’étagement des plans spatiaux successifs qu’il sait ménager avec un instinct presque infaillible, à tenir compte de la relative rapidité avec laquelle il devait travailler. Ni fenêtres ni balcons Ce qui surprend, d’abord, en dépit ou peut-être à cause des photos contemporaines, c’est combien la ville était encore, entièrement et sans réserve, une ville orientale par ses bâtiments géométriques à toits-terrasses (Romieux n’oublie pas de croquer les femmes qui y préparent la mouné) dont les volumes quadrangulaires très simples, sans aucune fioriture, ne présentent que des murs aveugles avec de rares ouvertures étroites. Il n’y a pratiquement pas de fenêtres ni surtout de balcons, tels qu’ils apparaîtront quelques années plus tard quand Beyrouth sera devenu une ville bourgeoise cossue dont l’architecture domestique subira l’influence de Venise et de Marseille. Chez Romieux, pas la moindre trace de la maison libanaise dite typique ou classique avec ses triples arcades, ses balcons, ses persiennes, ses fers forgés, son toit de tuiles rouges, son apparat. C’est là un chapitre qui ne s’est pas encore ouvert. Couleur locale Cette sobriété, voire cette nudité de l’architecture tournée vers l’intérieur, à l’abri des regards indiscrets, loin de toute ostentation, unifie l’allure de la ville dont la silhouette sur le ciel est encore une ligne droite avec des indents et des saillies, un profil austère et rigoureux. Sans doute y avait-il déjà à l’époque d’autres types de constructions plus modernes ou européennes, comme on le soupçonne en examinant quelques importants bâtiments à terrasses sur la colline d’Achrafieh. Apparemment, Romieux a préféré, bien qu’on ne puisse le taxer d’orientalisme complaisant tant ses vues semblent authentiques, la couleur locale de la partie musulmane de la ville dont l’exotisme était sans doute plus prononcé à ses yeux. Il y a donc des mosquées dans son Beyrouth mais pas d’églises. Il est vrai que cette partie devait être la plus étendue à l’époque. Chroniqueur attentif et même scrupuleux, Romieux n’est cependant pas, apparemment, un chroniqueur complet. Échoppes surélevées Les souks ont le même type d’architecture que tous les souks d’Orient, de Tripoli à Haïfa, de Jbeil à Damas et à Alep. Les échoppes sont surélevées à hauteur de nombril, le marchand étant accroupi devant le chaland qui ne peut accéder à l’espace intérieur et doit se tenir dans la rue. D’où la nécessité, pour le protéger des intempéries, de couvrir celle-ci d’une voûte ou de toiles tendues d’un côté à l’autre. Même à l’extérieur des souks, les boutiques suivent le même modèle. Sur les places publiques, dans les rues, à part quelques magasins importants, sans doute des entrepôts, les boutiques se réduisent à des kiosques de bois surélevés à profil triangulaire fermés par des rabats que l’on soulève et fixe par des piquets. Uniformité de civilisation Le témoignage de Romieux est infiniment précieux dans la mesure où il fait revivre un monde englouti, d’autant qu’il travaillait pour son propre plaisir, pour meubler son temps et nourrir sa curiosité, sans songer ni à exposer ni à publier ses œuvres, en sorte qu’elles sont restées enterrées dans les tiroirs de sa famille pendant 140 ans avant de se retrouver sur le marché où l’historien Gérard Khoury, par un heureux enchaînement de circonstances, a fini par les trouver, les acquérir et les faire exposer au musée Sursock, vu leur extraordinaire intérêt documentaire et artistique. Elles appellent d’ailleurs de minutieuses études pour relever tout ce qu’elles contiennent d’informations inédites sur un Beyrouth que l’on pourrait confondre avec n’importe quelle autre ville d’Orient. Ces documents montrent, comparés à d’autres documents de l’époque sur d’autres pays, une remarquable uniformité de civilisation à travers tout l’Orient dans l’architecture, l’urbanisme, les mœurs, les costumes, les comportements. Le piéton-roi Les rues sont des lieux de vie. Inexistence des voitures, charrettes et calèches. La présence de quelques rares chevaux, ânes et dromadaires, ces camions d’antan, ne gêne nullement les piétons qui s’installent sans façon à même la chaussée pour faire halte, souffler un peu, former des cercles de conversation, vendre leurs produits, traiter leurs affaires, fumer leurs longues pipes et leurs narguilés ovoïdes et trapus. Accroupis, assis en tailleur ou autrement, les piétons sont rois. L’espace public appartient vraiment au citadin qui en sera chassé par le « progrès ». Dans les miniatures de Romieux, chaque personnage, si infime et si rapidement croqué soit-il, est individualisé dans sa posture, son costume, son action : voici un portefaix, un cafetier apportant des rafraîchissements, en pleine place des Canons, à un groupe de personnages qui semblent, assis à même le sol, bien décidés de profiter du bel air. Ce ne sont pas des travailleurs immigrés, mais des notables sans doute. Essayez d’imaginer une scène semblable au même endroit aujourd’hui. C’est la femme qui travaille Romieux note discrètement la condition de la femme orientale. C’est toujours elle qui travaille, c’est elle qui porte sur la tête, avec grâce, la jarre d’eau potable ou tout autre récipient, c’est toujours elle qui porte son enfant à califourchon sur son épaule, mode de transport universel dans tout l’Orient, alors que l’homme, oisif, marche à ses côtés les mains vides, ne portant pour tout fardeau que sa chéchia avec ou sans turban (il n’y a pas encore de tarbouche à haut cylindre). Romieux, intrigué par cette façon de faire, dessine à quatre reprises la même scène en disposant différemment les personnages dans chaque version, comme si, étant parti d’une scène prise sur le vif, il jouait au metteur en scène sur un fond de mosquée en pleine campagne, probablement à la sortie nord de Beyrouth. Âge d’innocence urbaine De même, les cafés, à en juger par les documents d’époque, sont pratiquement interchangeables entre Istanbul, Alger, Le Caire, Beyrouth et les autres villes d’Orient. Les clients s’assoient sans façon, une jambe souvent repliée sous eux, sur de larges bancs pour jouer au trictrac, aux échecs ou à d’autres jeux locaux. Ils fument leurs pipes ou leurs narguilés sur des escabeaux disposés librement, en désordre. Il n’y a pas de tables. Seuls de minuscules tabourets-plateaux sont parfois posés à côté d’eux avec des tasses de café. Sous une natte précaire ou une tenture de fortune, on peut se prélasser, rêver, dépenser son temps sinon son argent, dans une bienheureuse absence de stress. Toutes les scènes de Romieux à Beyrouth et ailleurs (il a été à la grotte de Jeïta dont il dessine l’entrée, à Baalbeck dont les temples sont encore ensablés, à Zahlé et à Bickfaya) dégagent, malgré leur animation, une paix, une sérénité qui sont celles d’un mode de vie simple, rudimentaire mais heureux. C’est en quelque sorte un âge d’innocence urbaine avant l’envahissement des machines, avant la modernité, à une date charnière où la ville est encore telle qu’elle ne sera bientôt plus, au point de devenir méconnaissable. Impartageable Certaines pièces, acquises à part, montrent, dans un style réaliste, une bédouine fileuse, une tisserande, un cavalier à la lance, des danseuses, un groupe d’âniers, une jeune fille maronite, une femme voilée. Ce n’est plus du tout le style télégraphique des croquis pris sur le vif. En fait, par le plus grand des hasards, j’avais vu la veille de ma visite au Musée une collection de cartes postales anciennes parmi lesquelles, sous la rubrique « Types et scènes », ces mêmes personnages qui, manifestement, ont posé pour le photographe. Ce sont, plutôt que des scènes, des mises en scène d’Orient, dans le goût kitsch du début du vingtième siècle. Romieux a dû recevoir ces cartes des années après son départ définitif de Beyrouth. Peut-être y avait-il tissé des amitiés. Peut-être les a-t-il trouvées en France même. Peu importe. Saisi par une sorte d’émotion rétrospective, il s’est appliqué à les reproduire avec une grande fidélité, une application touchante, sans essayer d’interpréter, comme si, à travers cette minutie, il donnait forme et expression à sa nostalgie d’un temps où il fut jeune et où la vie lui souriait. On dirait qu’il a pris tout son temps pour, à travers chaque trait, mieux se ressouvenir. Il devait être déjà vers la fin de sa vie. Il continuait à dessiner et à peindre par pure passion privée, comme s’il s’agissait d’un vice secret, impartageable. (Musée Sursock) Joseph TARRAB
Dépaysement garanti. Le Beyrouth que l’on découvre à travers les dessins au crayon et les aquarelles d’Osmond Romieux (1826-1908), lieutenant de première classe à bord du vaisseau mixte français Le Redoutable qui fait relâche à Beyrouth du 16 juillet au 28 septembre puis du 10 au 15 octobre 1860, et du 19 juin au 17 juillet puis du 23 juillet au 17 octobre 1861, personne ne le...