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Actualités - OPINION

REGARD - Tanbak : « Tire la langue », techniques mixtes et installation Commedia dell’arte

La meilleure et la pire chose au monde depuis Ésope. En elle Éros et Logos, sensualité et raison s’unissent intimement. Elle est l’organe de la parole active et de la sapidité passive, donc du dicible et de l’indicible à la fois, de ce qui peut se formuler et de ce qui échappe à toute formulation. Elle extériorise l’intériorité et intériorise l’extériorité. Elle est connaissance sensible et communication intelligible. Elle remue les instincts des foules et transforme les convictions des savants. Par elle passent révélations et annonciations, mensonges et vérités, professions de foi, sentences de justice, déclarations de guerre et d’amour. Par elle le théâtre, le chant, la poésie. Il est surprenant qu’on ait divinisé le phallus et le vagin et qu’on ait négligé à ce point la langue, flamme organique au pouvoir de vie et de mort sans limite. Il est vrai que dans les Actes des Apôtres l’Esprit Saint se manifeste sous forme de langues de feu qui induisent le don surnaturel de glossolalie. Polyglotte Ce qui commence en langue de feu finit souvent, hélas, en langue de bois. C’est probablement ce qui nous afflige aujourd’hui où une puissance unique cherche à imposer une pensée unique à travers une langue unique. La révolte francophone, sous sa forme organisée, se transforme elle-même en nouvelle langue de bois, en Église avec ses mythes, ses rites, ses sermons, ses conférences, ses ateliers, donnant l’impression d’un puéril scoutisme linguistique. Marc Lambron a mille fois raison (voir L’Orient-Le Jour du 10 octobre 2002). Dans le monde multiple d’aujourd’hui, le salut ne passe pas par une langue, mais par plusieurs : être non pas francophone, ni même bilingue ou trilingue, mais polyglotte, ouvert à toutes les cultures, toutes les traditions, tous les horizons. C’est la seule manière de ne pas succomber à l’ankylose mentale, de ne pas être dupe d’une perspective, d’une sensibilité, d’une logique prises pour références absolues. Einstein Dans ce domaine, heureusement, les Libanais ne sont pas à la traîne. Les instituts de langues étrangères ne désemplissent pas. L’institut espagnol Cervantes est même le premier dans le monde par le nombre d’étudiants. Il est vrai que les langues tendent de plus en plus au métissage, chaque pays, chaque région, chaque usager apportant la singularité de son parler idiomatique. On a tort de se moquer du franbanais. Expression d’un mode de vie, voire d’un mode d’être, c’est un idiome aussi respectable qu’un autre, même s’il n’est pas homologué par les gardiens du temple. À qui il convient de tirer la langue par dérision, comme le faisait Einstein envers et contre tout conformisme, y compris celui du «sérieux» et de la respectabilité escomptés d’un savant de son acabit. C’est justement parce qu’il était un savant qu’il était aussi, inséparablement, un gai luron. Pénurie Les portraits-masques de Tanbak nous tirent la langue dans cet esprit, de cette façon ou peut-être d’une autre, plus appropriée à la situation. Pas pour nous narguer, pour nous impressionner ou nous terroriser comme les dieux hindous, mais pour dire la pénurie, le besoin, la soif, la faim non seulement de nourritures terrestres, à un moment où de plus en plus de Libanais tombent sous le seuil de la pauvreté, mais peut-être surtout de liberté, de tendresse, d’amitié, d’amour, de beauté, de tout ce qui comble le cœur et l’âme. Ils tirent la langue comme ils retourneraient leurs poches, pour dire le vide, la faillite, l’inconsistance, la futilité, l’inanité, la solitude, le manque de communication. Dans un Liban où les seuls dialogues entre fans de football et de basket chrétiens et musulmans sont des litanies d’insultes scabreuses mêlant le religieux, le politique, le territorial et le sexuel, pour ne pas parler des dialogues pervers entre groupes politico-confessionnels dont l’actualité nous abreuve jusqu’à plus soif, il n’y a plus qu’à tirer la langue de découragement, d’épuisement, de dégoût, de rage et d’impuissance, sans pour autant oublier l’ironie et le sarcasme. Dissonances Les techniques mixtes de Tanbak, têtes construites de bric et de broc, de pièces et de morceaux, de bribes de papiers et de bouts de tissus, d’éléments de rebut, ficelles et factures, de sable, peinture, dessin, collage, couture et surfilage traduisent formidablement bien, par la vitalité, l’imagination, l’humour débridés qui ont présidé à leur confection, l’impasse existentielle, la notion de dernier ressort et de dernier recours. Quand il n’y a plus rien à perdre, il n’y a plus à tenir sa langue. Si les langues sont peintes en rouge et en relief sur les tableautins, elles pendent dans le vide, appendices insolents et obscènes des figures de l’installation juchées sur tiges métalliques de différentes hauteurs, collection de masques d’une commedia dell’arte contemporaine qui rompt avec toutes les prescriptions de la bienséance sociale et artistique pour nous provoquer et interpeller nos préjugés. Tanbak s’affirme comme une artiste contemporaine dans le véritable sens du mot, qui marie la licence la plus totale – bien qu’elle obéisse, bien entendu, à des règles ad hoc édictées par elle et pour elle – à la plus grande rigueur. Il n’y a aucune gratuité dans cette démarche en dépit des apparences, pas plus que dans les variations contrapunctiques et fuguées d’un thème musical, même s’il s’agit, ici, d’une musique où les dissonances et les grincements règnent en maîtres. Tanbak cherche non pas à plaire, à séduire ou à convaincre, mais à surprendre et à choquer juste assez pour provoquer des interrogations, une perplexité, une recherche de sens, une prise de conscience critique, esthétique, philosophique, sociale, politique, psychologique des contradictions qui sont en nous et que nous projetons sur les autres, des contradictions qui sont dans les autres et qu’ils projettent sur nous. Nos visages Ces visages monstrueux, larvaires, déconfits, déformés, défigurés, déconstruits avec beaucoup de virtuosité et je dirais même paradoxalement d’élégance et de goût, avec un sens exquis des contrastes, des équilibres de formes et des balances de couleurs, sont nos visages : voilà ce que nous sommes au fond de nous-mêmes. Ces portraits gorgonesques sont nos reflets dans le miroir tanbakien. C’est en quelque sorte une contre-chronique mondaine. Les revues spécialisées dans le m’as-tu-vu ne montrent que le beau côté des choses, soucieuses de sauver les apparences et les faces. Tanbak montre l’autre côté, la face cachée de la Lune, en arrachant les masques, quitte à arracher les visages, avec la cruauté des vrais artistes qui ne font ni quartier ni acception de personne. Coupe-la La langue tirée n’est qu’un sursis, un suspens, un délai de grâce, une circonstance atténuante, un bénéfice du doute sous bénéfice d’inventaire. En même temps, c’est une sommation : tire la langue, montre ce que tu caches, mets-toi à table, avoue que tu as léché, lapé, lampé, menti, fabulé, soudoyé, suborné, détourné, volé, enlevé, torturé, tué, massacré. Souvent d’un simple coup de langue. Ta langue te scandalise, coupe-la. C’est la meilleure et la pire chose que tu puisses faire. Mais, en vérité, Ésope s’était trompé. La meilleure et la pire chose au monde n’est pas la langue, mais l’homme (ou la femme, par souci de parité). Bien entendu, on peut interpréter tout à fait autrement cette galerie de tireurs de langue, on peut dénier la nécessité d’interpréter pour se contenter de regarder, on peut suspendre son jugement. En tout cas, c’est l’une des meilleures – et des pires – choses à voir en ville en ce moment, ne serait-ce que pour lui tirer la langue comme on tirerait son chapeau (Galerie Agial). Joseph TARRAB
La meilleure et la pire chose au monde depuis Ésope. En elle Éros et Logos, sensualité et raison s’unissent intimement. Elle est l’organe de la parole active et de la sapidité passive, donc du dicible et de l’indicible à la fois, de ce qui peut se formuler et de ce qui échappe à toute formulation. Elle extériorise l’intériorité et intériorise l’extériorité. Elle...