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Actualités - OPINION

Spécial francophonie Radiographie d’un désastre annoncé

Par Jean-Marie ROUART* Ce qu’il y a de plus triste dans l’inéluctable déclin de la francophonie, c’est que les Français eux-mêmes y auront participé. Mais cela fait partie de l’idiosyncrasie de ce peuple si génial et si sympathique de brûler ses vaisseaux, de se tirer des balles dans le pied et de dilapider son héritage. Il n’y a que les Français qui ne s’insurgent pas contre l’abâtardissement de leur langue, contre la perte de son influence, contre l’affadissement de son message alors que les francophones, eux, s’en indignent. Car la langue française, qu’on le veuille ou non, occupe une place à part. D’abord par sa construction, elle est un chef-d’œuvre de musique et de clarté. Au même titre que la langue grecque, elle a été la voix par laquelle se sont exprimés des génies d’une exceptionnelle variété, de Rabelais à Racine, de Voltaire à Mallarmé. De plus, cette langue a porté un extraordinaire message d’universalisme et de liberté. Et c’est peut-être ce dernier point qui est le moins visible à l’œil nu : parler, lire le français dans des pays en proie à la dictature, à l’oppression, c’était s’évader un instant de sa prison, échapper à ses bourreaux. Le français représentait la langue d’une évasion. Il était l’espoir, l’espoir de communier avec la France qui est une idée, un principe. Je sens que je suis un peu lyrique quand j’aborde ce sujet. L’emphase me guette. Mais ce que j’aime dans le français, c’est qu’il est l’expression d’une vision universaliste et qu’il déborde de loin le cas de la France. Il n’est pas question en l’occurrence d’être cocardier, chauvin, de s’enfermer dans une ligne Maginot de mots bien de chez nous, c’est tout le contraire, il s’agit à travers cette langue de défendre une ambition universelle de beauté et de liberté. Car cette langue a un double contenu : esthétique et éthique. La France n’aurait pu avoir un rayonnement aussi profond, aussi durable, si celui-ci n’était fondé que sur Versailles, les châteaux de la Loire et la tour Eiffel. La langue et la littérature françaises sont le territoire de la liberté. Quel pays peut aligner autant d’auteurs dont cette liberté est l’incessant combat qui sous-tend leur génie : Montaigne, Voltaire, Diderot, Rousseau, Chateaubriand, Hugo, Stendhal, Zola, Malraux, Camus, Mauriac, Gary viennent naturellement à l’esprit. Mais tant d’autres… Même chez ce satané Céline, chez ce vieil atrabilaire de Léautaud, chez ce merveilleux réactionnaire qu’est Paul Morand, on retrouve intact ce souffle de liberté. Le Français, qui a suffisamment de défauts pour qu’on lui reconnaisse une qualité indéniable, possède un esprit qui ne supporte pas le joug. On ne le fait pas marcher au pas de l’oie et, si on l’oblige à accepter la discrimination, l’injustice, on le contraint à se renier lui-même. D’où la tristesse qui s’empare de nous devant le naufrage de la francophonie. On peut trouver à ce désastre plusieurs causes. D’abord la francophonie est minée de l’intérieur. Le cafouillage des politiques sur la langue a été à son comble ces dernières années. Il y a eu un véritable sabotage, notamment à propos de la remise en cause du genre des fonctions. Rien n’a été plus démagogique que la querelle sur « la » ministre et la décision du gouvernement Jospin de faire passer pour un acquis du féminisme une attaque contre la grammaire. Ce français, on ne sait plus aujourd’hui qui en édicte les règles, qui est juge de son orthodoxie. Quant à l’usage qu’on invoque si souvent pour justifier la pollution qu’apporte les anglicismes, les « finaliser », les générer, il n’est qu’un prétexte pour valider une langue poubelle. En introduisant l’idée d’une résurrection des langues et des dialectes régionaux, l’Europe n’avait certainement pas en vue la sauvegarde du français. Bruxelles se satisferait sans doute très bien d’une Babel européenne formée de régions, voire de localités bruissantes de jargons, de dialectes, d’idiomes, où le français serait réduit à la portion congrue et où régnerait l’anglais, la langue du commerce et de la mondialisation. L’Europe ne veut sans doute pas consciemment la perte du français. Nous sommes assez grands pour aller tout seuls à cette perte d’identité qui suivra l’abandon de nos principes et de notre langue. Mais la France affirme-t-elle assez nettement devant l’Europe cette ambition culturelle et éthique qui devrait être la sienne ? la France admire-t-elle aujourd’hui ses écrivains, est-elle fière d’eux, a-t-elle envie de les faire connaître ? J’en doute. Même si le propre du Français est de ne pas se regarder dans la glace, de s’ouvrir aux autres et au monde, admettons quand même que nous n’affirmons pas notre identité culturelle. Et, dans ce domaine, on peut renvoyer droite et gauche dos à dos. Rien n’est plus éloquent, en matière d’incohérences de la politique culturelle, que le spectacle qui s’offre quand on parcourt les pays d’Europe centrale ou d’Asie. Les conseillers culturels des ambassades sont en rivalité avec les instituts culturels qui, eux-mêmes, ignorent les représentants des alliances françaises. Du moins quand ces instituts existent. Car, dans ce domaine, c’est la peau de chagrin. Les Polonais, ces amoureux de la France, sont contraints de se tourner avec tristesse vers le Goethe Institut. Ils abandonnent la France qui, faute de moyens, faute d’ambition, n’a plus rien à leur offrir. Chaque jour meurent de ces Français, non de nationalité mais de cœur, d’âme, de culture, qui, à travers leur langue, aimaient la France en dépit d’elle-même. Ils meurent, et avec eux c’est un peu de nous-mêmes qui meurt. Car la France, le Français et le français, que deviendront-ils le jour où ils ne seront plus universels ? Le français ne doit pas devenir une de ces étoiles qui continuent d’éclairer après avoir disparu. * Écrivain, membre de l’Académie française. Demain, le dernier de nos éditoriaux hors-série avec Boutros BOUTROS-GHALI
Par Jean-Marie ROUART* Ce qu’il y a de plus triste dans l’inéluctable déclin de la francophonie, c’est que les Français eux-mêmes y auront participé. Mais cela fait partie de l’idiosyncrasie de ce peuple si génial et si sympathique de brûler ses vaisseaux, de se tirer des balles dans le pied et de dilapider son héritage. Il n’y a que les Français qui ne...