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Actualités - OPINION

REGARD - Mireille Honeïn : « Écho du silence », sculptures Les titres du journal

Quelle idée incongrue que ce tertre circulaire disproportionné, ce tumulus parfaitement convexe qui bombe son gazon pelé au milieu de l’esplanade d’accès du jardin Khalil Gebrane, au centre-ville, aux entrées flanquées de non moins incongrus obélisques. Patchwork urbain La palme de l’incongruité revient, cependant, au jardinet contigu à la grande mosquée Omari en cours de restauration, avec son bassin géant aux bords onduleux surélevés occupant la totalité ou presque de l’espace disponible. Au lieu de dégager l’abord du bâtiment médiéval pour le mettre en valeur, on s’efforce, dirait-on, de le dissimuler par cette bidonnante vasque cascadante et par les gros tuyaux métalliques, encore plus malvenus s’il se peut, de la rampe du parking souterrain. À côté de cet atroce patchwork urbain, le mamelon gebranien est d’une (presque) louable discrétion. Mimodrame Cette protubérance arrondie fournit à Mireille Honeïn un lieu scénographique approprié pour disposer les personnages de sa « moralité », dans l’intention de nous édifier. C’est, en effet, un mimodrame immobile, figé dans la résine et la poudre de marbre, qui nous est proposé. Le scénario est des plus familiers : après un énième déluge, toujours provoqué par la méchanceté des hommes, l’actualité en regorge, un couple providentiel sauvé des eaux (ici, au lieu de la version babylonienne-biblique, la version grecque avec Deucalion et Pyrrha) repeuple la terre. Voici que, très vite, l’attraction universelle jouant, les couples se reforment : il la drague (Bailaor et Bailaora), elle se laisse emmener au bal musette (Pirouette) danser sur des airs populaires (Le Flûtiste, L’Accordéoniste). À l’écart, faisant apparemment tapisserie, une spectatrice juchée nonchalamment sur un tabouret haut manipule son masque de carnaval : c’est la déesse trompeuse qui préside à ce Bal des apparences, s’amusant à mettre en scène le jeu de dupes de l’amour, le chassé-croisé d’illusions de la vie, le canevas de hasard et de nécessité des destins. Bientôt, comme de juste, la danseuse tombe enceinte (Lest). Elle est vite entourée (L’impuissance acquise) de commères bavardes (Écoute) et déjà résignées (Lassitude), car elles ont déjà abandonné (Renoncement) tout débat et tout doute (Dilemme) pour endosser la Camisole des bien-pensants. Un nouveau cycle L’exaltation des premières rencontres finit dans la banalité, les conventions, le conformisme, les prescriptions, les interdits, tout ce qui ligote, bâillonne, paralyse le corps, la pensée, la parole et l’action. L’homme s’est éclipsé, il ne reste plus, dans ce monde noyé dans l’ennui, mûr pour un nouveau déluge, que des femmes avachies. Deucalion et Pyrrha sont déjà à pied d’œuvre, se préparant à semer leurs pierres-fœtus pour un nouveau cycle. Contraction Les personnages du Bal des apparences sont debout au sommet de la butte. Ceux de L’Impuissance acquise sont assis, plus ou moins tassés, en contrebas du cercle supérieur. Comme si, d’être tombée enceinte, la femme, grâce devenue pesanteur, avait été précipitée dans le cercle inférieur. Elle n’est pas encore recroquevillée, elle garde quelque chose de son ancienne prestance. Elle ne tardera pas à se trouver, elle dont la jupe flottait encore amplement aux virevoltes du bal, emmaillotée de bandelettes symboliques, à l’instar des autres momies vivantes, ses compagnes. Au lieu d’être une extension du domaine de la lutte, la vie, dans ce dispositif installatoire, est une contraction du territoire de la liberté. Une peau de chagrin. Ensevelissement Peut-être est-ce cette profession de foi qui gêne. Le message est trop appuyé, trop explicite, trop évident, déjà, dans la construction même des personnages à l’aide de bandes d’étoffes trempées dans du plâtre liquide et enroulées autour d’une armature en bois et grillage métallique. Le procédé technique est en lui-même un passage du fluide, du souple, au coagulé, au rigide. L’emballage achevé, la sculpture servira de prototype pour la version définitive en résine et poudre de marbre d’apparence blafarde terreuse, comme si elle venait d’être exhumée dans quelque fouille (le tumulus prend, dans ce cas, un sens archéologique), alors que le processus de confection semble la destiner plutôt, métaphoriquement du moins, à un prochain ensevelissement, à un rite funéraire. Excès de sens À cette profession de foi formelle des figures anguleuses à la surface ratatinée, qu’elles soient étirées, debout, ou ramassées, assises, s’ajoute trop démonstrativement la mise en place sur le tertre : il y a, en quelque sorte, excès de sens, saturation et trop-plein. Fallait-il souligner à ce point, d’une manière aussi anecdotique et théâtrale, les entraves psychologiques, sociales, économiques, culturelles, religieuses, politiques, métaphysiques, les dimensions privées et publiques de l’assujettissement général de l’humanité ? Et les Libanais, à qui ces œuvres s’adressent plus spécialement, n’excellent-ils pas à saisir les allusions au vol, ne sont-ils pas même, du fait de leur « impuissance acquise », affectés d’une mégamanie interprétative frisant parfois le délire qui leur fait voir des symptômes, des signes, des signaux, des significations dans la moindre attitude, le moindre geste, le moindre mot, la moindre image ? Piégés et le sachant, avaient-ils besoin d’une description allégorique aussi insistante de leur empêchement d’être ? Suffoquant sur place, fallait-il leur en administrer la preuve visible en donnant forme, consistance, texture aux liens qui les enchaînent ? 220, 110, 16, 9 Dès sa prime enfance, le Libanais est emberlificoté dans tant de mensonges, d’hypocrisies, de dissimulations, de contraintes de langage que chaque génération s’ingénie à inventer mille formules obliques, qu’elle croit hermétiques aux autres, pour parler à l’aise de ses si semblables et si différents concitoyens. Un confrère du quotidien as-Safir vient de révéler le dernier code des jeunes chiites qui classent confessionnellement les Libanais en 220, 110, 16 et 9… volts. Celui-ci, chiite, est 220, celui-là, sunnite, 110, celle-ci, chrétienne, est 16, celle-là, druze, 9. Si tout cela est trop transparent, on se rabattra sur des formules dérivées : celui-ci fait fonctionner n’importe quelle machinerie lourde, celle-ci, tout au plus, une playstation. Les nouveaux signifiants, censés être plus discrets que les dénominations directes, sont beaucoup moins neutres, ajoutant la gratification de soi au dénigrement des autres. Échelle de valeurs Le coup de génie de ce code est que l’improvisation et l’enchaînement de métaphores peuvent aller fort loin sans cesser d’être immédiatement compréhensibles pour qui détient la clé, puisque la logique de cryptage se calque sur celle du système électrique. Cette méthode de classement, si révélatrice de l’appréciation quantitative-qualitative de soi et des autres, pourrait être adoptée, telle quelle, à d’autres types de situations requérant une échelle de valeurs, par exemple en lieu et place des étoiles, macarons, toques et autres astérisques décernés aux restaurants, films, livres, expositions. Inversement, ces signes anodins pourraient servir d’allusion aux communautés : 4 étoiles à l’une, 3, 2, 1 aux autres. Portes ouvertes Mais trêve de badinage. Maîtresse de dissimulation, la femme au masque (Persona), qui tantôt l’ôte et tantôt le remet, en acquiert une autre dimension, un autre sens plus sournois, plus directement libanais. Après tout, Mireille Honeïn a peut-être raison d’enfoncer des portes ouvertes. Elles sont, on le sait, beaucoup plus difficiles à forcer que les fermées. Combien de volts lui faut-il pour le faire ? Et combien en décerner à son installation ? Peut-être soupirez-vous de soulagement que personne ne se soit encore avisé de s’adjuger 100 000 volts. Hélas, rien qu’à formuler cette phrase, se profilent en pensée moult candidats fermement résolus à électrocuter le tiers et le quart, la moitié et même le tout. L’ordre, le droit, la moralité, la justice, la paix et la guerre, c’est eux, et après eux le déluge. Ça la fout mal. Lisez les titres du journal. Joseph TARRAB
Quelle idée incongrue que ce tertre circulaire disproportionné, ce tumulus parfaitement convexe qui bombe son gazon pelé au milieu de l’esplanade d’accès du jardin Khalil Gebrane, au centre-ville, aux entrées flanquées de non moins incongrus obélisques. Patchwork urbain La palme de l’incongruité revient, cependant, au jardinet contigu à la grande mosquée Omari en cours de...