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Actualités - OPINION

Spécial francophonie Nos langues et nous

Par Amin Maalouf* Je suis né, comme beaucoup de Libanais, avec trois langues dans la bouche : l’arabe, le français, l’anglais. Dans ma jeunesse, la chose paraissait si naturelle qu’il me fallut du temps, et de nombreux voyages, pour comprendre à quel point elle était rare. Non pas le multilinguisme en soi, que l’on retrouve dans divers pays, sous toutes les latitudes, et qui est d’ailleurs presque toujours un facteur d’enrichissement humain, ainsi qu’une école de civilité. Je fais plus précisément allusion à « l’exception levantine » en vertu de laquelle la langue emblématique du monde arabo-musulman cohabite, dans le même esprit, avec des langues occidentales librement choisies, et apprises avec soif. Car il s’agit, faut-il le rappeler, de deux mondes qui ne s’écoutent pas. Ils se côtoient depuis des siècles, et ne se comprennent pas. Il m’arrive même de penser qu’il est illusoire et présomptueux de chercher à les rapprocher, et qu’il vaut mieux consacrer sa vie à une tâche moins ingrate. Mais il se fait que nous, Libanais, avons reçu en héritage, avec ladite « exception levantine », ce sentiment d’avoir pour mission de promouvoir la conciliation, de dissiper les malentendus, de « construire des ponts » entre ces deux mondes. Bien entendu, personne ne nous a confié une telle mission, qui est au-dessus de nos moyens, et qui est sans doute inatteignable – pour notre génération, à tout le moins. Notre maigre consolation est qu’il existe encore, de part et d’autre de cette faille profonde, une minorité qui croit en autre chose que l’affrontement ; en Occident, une minorité qui refuse d’adhérer aux préjugés désormais solidement installés dans les esprits concernant l’islam ; et, en Orient, une minorité qui ose penser que les malheurs du monde arabe ne viennent pas seulement de ses ennemis, mais de lui-même, de son incapacité à se moderniser, de son incapacité à libérer les forces vives qui sont en lui. La tentation est grande de céder au découragement. À vrai dire, il faut chaque jour s’armer de patience et déployer des trésors d’autopersuasion, pour garder espoir. Fort heureusement, mes pères m’ont légué une sorte d’étrange sérénité, qui s’apparente plus à la naïveté qu’à la sagesse, et qui, aux pires moments, instille dans mon sang retourné un antidote salutaire. S’agissant de « mes » trois langues, cet héritage de sérénité m’a conduit, depuis l’enfance, à considérer chacune d’elles comme une arme précieuse dans le rude combat de la vie. Je ne les regardais donc pas comme antagonistes, même s’il y avait, entre l’une et l’autre, une indéniable compétition : entre le français et l’arabe, les échos d’une rivalité qui remontait à l’époque du Mandat, et qui se manifestait, chez certains de mes camarades d’école, par le fait que, dans leur milieu, on parlait mal l’arabe, chose qui me paraissait forcément incongrue, moi qui vient d’une famille où l’on s’est toujours vanté de ses lointaines origines sud-arabiques ; et entre le français et l’anglais, les échos d’une autre rivalité, planétaire celle-là, puisqu’il s’agissait de déterminer laquelle des deux allait pouvoir s’imposer comme la langue internationale prédominante. Aujourd’hui, avec le passage des ans, on connaît les résultats des deux compétitions. Au plan libanais, il est clair que le français n’a pas pu se maintenir en tant que seconde langue officielle, ou semi-officielle, aux côtés de l’arabe ; et au plan global, il est tout aussi clair que c’est l’anglais qui est devenu la langue des échanges internationaux. Ce qui a amené certains à considérer, parfois avec tristesse et parfois avec un sourire en coin, que la langue française n’était plus qu’une étoile ternie, une mode passée, dont la connaissance pouvait, certes, rehausser le prestige d’une personne cultivée, mais dont il ne faudrait vraiment pas attendre davantage, ni pour soi-même ni pour son pays. Pour ma part, je suis tenté de penser très exactement le contraire. Je suis persuadé que les attaches du Liban et du monde arabe avec le monde francophone sont, aujourd’hui, infiniment plus importantes qu’hier, et que demain elles le seront encore plus. Non pas « en dépit » des revers subis par la langue française, mais, paradoxalement, « en raison » de ces revers. Il est vrai que je ne peux apparaître ici comme un observateur impartial, puisque j’ai choisi de vivre en France et de m’exprimer dans sa langue. Cependant, je suis de ceux qui vénèrent au plus haut point la rigueur intellectuelle, la liberté d’esprit, ainsi que le bon sens, ce qui me guidera, je l’espère, sur les chemins ardus de l’objectivité. Pour moi, donc, ce double revers de la langue française a eu le mérite de la recentrer sur son rôle véritable, son rôle d’avenir, en l’éloignant de certaines tentations héritées du passé. Ainsi, il est établi à présent que le français n’a nullement pour vocation de se substituer aux langues nationales. La chose peut se justifier lorsqu’il existe, dans un pays, une grande diversité de langues locales et que le français se trouve être l’unique dénominateur commun, comme au Gabon ou en Côte d’ivoire. Mais il suffit de contempler l’Algérie pour se rendre compte des effets désastreux d’une politique de viol linguistique et culturel. Imposer une langue à un peuple aux dépens de sa langue propre est toujours une agression aux conséquences tragiques. Au Liban, nous n’avons pas eu à souffrir d’une telle dérive, ce qui nous a permis de garder, sur cette question, une attitude moins passionnelle. La place du français en tant que langue de culture est, d’ailleurs, bien mieux acceptée, dans tous les milieux et dans toutes les communautés, dès lors qu’il n’y a plus aucun soupçon de rivalité avec la langue nationale. D’autre part, et à un autre niveau, il est désormais acquis que le français ne deviendra pas la langue mondiale prédominante. La chose n’est toujours pas facile à admettre pour ceux qui ont rêvé pour lui d’un destin impérial. Mais la nostalgie est mauvaise conseillère. Je suis persuadé que l’avenir du français apparaîtra bien plus resplendissant à partir du moment où cette autre tentation sera définitivement écartée. Car le grand combat qu’il convient de mener aujourd’hui n’est pas pour la prééminence, mais pour la diversité. L’ambition noble du français ne peut pas être de remplacer l’anglais dans le rôle de bulldozer linguistique universel. La véritable attitude civilisatrice, la véritable contribution à une gestion pacifique du monde inquiétant où nous vivons, c’est de consolider et d’organiser harmonieusement la diversité culturelle et linguistique des hommes, pour que nul ne se sente bafoué, marginalisé, exclu, incompris, méprisé, et que nul ne soit tenté par le langage de la violence. Cela suppose que l’on s’emploie à conforter la place de toutes les expressions culturelles et à faire en sorte que chaque personne puisse accéder à la modernité dans sa propre langue. Entre les locuteurs de l’arabe, du français, de l’espagnol, du portugais, la poursuite des mesquines rivalités d’antan ne mène nulle part. Leur combat commun est contre la marginalisation, contre l’uniformisation réductrice, et pour la diversité, qui est le sel de l’humanité. Ce combat n’est pas non plus contre la langue anglaise. Cela, les Libanais le savent, spontanément, avec le cœur et avec la tête, mieux que d’autres. Beyrouth, en tant que métropole régionale et internationale, s’est d’abord bâti autour de l’Université américaine – un peu comme Paris s’est bâti autour de la Sorbonne –, et c’est là un atout précieux qu’il serait absurde de gaspiller, sous n’importe quel prétexte. Le Liban a vocation à être simultanément le foyer le plus dynamique de la culture arabe, le principal pôle de la culture latine en Orient et aussi un vecteur irremplaçable du savoir véhiculé par la langue anglaise. Toutes ces dimensions sont significatives, aucune ne doit être négligée, aucune ne doit être minimisée. Ici encore, je ne parle pas du passé, mais, résolument, de l’avenir. Je n’énonce pas de vénérables convictions pluralistes, j’essaie d’imaginer à quoi pourrait ressembler le monde vers lequel nous allons et quelle pourrait y être la place du Liban. Dans cette perspective d’avenir, la première exigence, c’est que le monde arabe puisse se moderniser dans sa propre langue, comme le Japon a su le faire, hier, et comme la Chine le fait aujourd’hui. C’est ainsi, et seulement ainsi, qu’il fera prospérer sa culture et qu’il la fera respecter. Or, pour « piloter » cette nouvelle renaissance, cette véritable révolution, sans doute l’une des plus essentielles pour l’avenir de la planète, nul n’est mieux placé que le Liban, en raison à la fois de son enracinement dans la culture arabe et en raison de son lien organique avec les cultures de l’Occident. Une autre exigence, c’est que les divers pays du monde, dont le Liban, ne soient pas enfermés, demain, dans un tête-à-tête extrêmement déséquilibré avec une puissance planétaire arrogante et méprisante. Et qu’ils ne soient pas, non plus, les otages d’une réalité régionale étouffante, débilitante et stérile. Si l’on garde quelque espoir en l’avenir, on a l’obligation d’imaginer un monde qui fonctionnerait autrement. Un monde où se tisseraient, chaque jour un peu plus, des « amitiés transversales » – j’entends par là des relations privilégiées qui s’établiraient entre des pays riches ou pauvres, appartenant à tous les continents et à diverses traditions religieuses ; des regroupements qui ne seraient régis ni par les pesanteurs géographiques ni par les rapports de force nus, et au sein desquels un participant habile pourrait obtenir d’innombrables avantages politiques, économiques et autres. C’est dans cette voie que devrait aller le monde dans les années et les décennies à venir, s’il ne sombre pas dans la folie du tribalisme planétaire. Or les meilleures « amitiés transversales » vont se tisser, justement, au sein de ces « clubs linguistiques » qui commencent à fleurir – telle la francophonie. De mon point de vue, l’appartenance à un tel regroupement a d’abord cette utilité-là. Le « club » francophone ne joue pas, comme l’Union européenne, le rôle d’un « ascenseur automatique » vers la prospérité. Il n’est pas, non plus, un facteur décisif de démocratie et de liberté, comme on le dit parfois ; il suffit de regarder les participants pour constater qu’ils ne constituent pas l’assemblée la plus démocratique sur terre ; il me semble même que le Commonwealth fait preuve, dans ce domaine, d’une plus grande rigueur. Mais ce sont ces amitiés transversales qui peuvent donner à un petit pays une dimension planétaire – ce qui est, depuis toujours, la vocation du Liban, son espoir, son génie, sa chance de survie et une puissante raison d’être. * Écrivain libano-français, a reçu le prix Goncourt en 1993 pour « Le Rocher de Tanios ». Demain, la suite de nos éditoriaux hors-série avec Jean Daniel
Par Amin Maalouf* Je suis né, comme beaucoup de Libanais, avec trois langues dans la bouche : l’arabe, le français, l’anglais. Dans ma jeunesse, la chose paraissait si naturelle qu’il me fallut du temps, et de nombreux voyages, pour comprendre à quel point elle était rare. Non pas le multilinguisme en soi, que l’on retrouve dans divers pays, sous toutes les latitudes, et...