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Actualités - REPORTAGE

Documentaire - Le destin de quatre habitants de Rmeich et Khiam « Entre deux fronts », de Katia Jarjoura: la sinistre réalité d’un Liban-Sud morcelé (photos)

Une grille en métal qui se referme, un dernier claquement sec. Nous sommes le 24 mai 2000, le dernier soldat israélien vient de se retirer du Liban-Sud après 22 ans d’occupation. Tout est terminé. Terminé? Non, tout vient au contraire de commencer, au niveau du tissu social libanais, dans la région libérée. La guérilla qui opposait le Hezbollah à Israël par Armée du Liban-Sud (ALS-milice d’Israël) interposée laisse place à une véritable brisure au sein de la région, entre ceux qui sont à jamais marqués du sceau de l’infamie, les «collaborateurs» de l’ALS, et ceux qui contrôlent désormais le Sud, le Hezbollah et ses partisans. C’est cette dynamique, l’écheveau complexe de conflits apparemment insolubles entre ces groupes qui coexistent «dans la méfiance et le ressentiment» au Liban-Sud, que se propose de montrer Entre deux fronts, un documentaire d’une cinquantaine de minutes réalisé en 2001 par une jeune journaliste canadienne d’origine libanaise, Katia Jarjoura. À travers quatre personnages qui constituent en fait des idéaux-types représentants chacun un aspect du problème du Sud, le documentaire aborde toute une série de thèmes controversés, pour aboutir à une conclusion qui fait mal: les tranchées existent encore, mais se sont déplacées, situation oblige, dans la tête des personnages. En d’autres termes, c’est une rupture, voire une véritable fissure entre deux camps qui se croisent et s’évitent dans le même espace géographique, les villages du Sud, que met en scène Entre deux fronts, sans jamais prendre position en faveur de l’un des deux. Quatre personnages Ali, chiite de Khiam et militant de la Résistance islamique, a subi des tortures au cours les onze ans passés au pénitencier de Khiam, prisonnier de l’ALS. Libéré le jour du retrait israélien, lorsque le pénitencier a été pris d’assaut par les habitants du village, Ali n’est pas sorti indemne de son expérience. Preuve en est qu’il se sent dans l’obligation de revenir au moins une fois par jour passer quelques heures au pénitencier, sinon il sent qu’une partie de lui-même manque. Il est même devenu guide de la prison, une manière d’exorciser la souffrance, de perpétuer le souvenir en racontant aux touristes ce que lui et des dizaines d’autres détenus ont enduré à Khiam: la torture, l’humiliation, la souffrance, la solitude. Cependant, pour Ali, le devoir de mémoire ne rime pas nécessairement avec la volonté de promouvoir une culture de paix. Il l’affiche clairement, sans ambages, en emmenant son fils jouer au pénitencier, là où lui-même a été torturé, rituel insane. «J’essaye de lui faire comprendre que son père a été enfermé et torturé ici. Pour que grandisse avec lui la haine des Israéliens et des collaborateurs», affirme-t-il à la caméra, son fils dans les bras. La haine l’emporte, et se reproduit à l’infini, à travers les générations. De Gaulle, un autre personnage, est obnubilé par son appartenance socio-confessionnelle. Habitant de Rmeich, ex-bastion de l’ALS, il est l’un des rares chrétiens engagés dans le Hezbollah, la «Résistance nationale islamique». Ce qui lui vaut, dit-il, d’être mis au ban de sa communauté, à l’instar de tous ceux qui prennent les chemins de traverse. Et peut-être même d’être accusé, à tort ou à raison, de «dhimmitude». L’appartenance communautaire, «la conscience communautaire» est un autre des thèmes forts qu’aborde le documentaire, et De Gaulle souffre d’être obligé de vivre dans un «ghetto confessionnel». Ironie du sort, De Gaulle tient, presque à contrecœur, son prénom d’une visite que l’ancien président de la République française avait faite à Rmeich en 1943, du temps où il était encore chef de la Résistance contre l’occupation allemande. Son grand-père avait fait serment au général que son fils prénommerait son enfant De Gaulle. Une seule consolation pour le militant du Hezbollah, qui se dit «victime» du vœu de son grand-père : «De Gaulle était un résistant». Emprisonné aussi à Khiam pour transmission d’informations à la Résistance islamique, De Gaulle s’entendra dire par l’un de ses geôliers de l’ALS qu’il mérite d’être torturé encore plus violemment parce qu’il est chrétien et qu’il fait partie du Hezbollah. Pierre, troisième des quatre personnages clefs du documentaire, est un ancien milicien de l’ALS. Chrétien de Rmeich, il a fui en Israël le 24 mai 2000, comme des centaines de familles, pour échapper à une éventuelle vindicte du Hezbollah, que le secrétaire général du parti islamiste, sayyed Hassan Nasrallah, avait annoncée, un mois avant la «libération», en ces termes: «Nous voulons dire à ces traîtres que nous venons les chercher, non pas avec un message de paix, mais avec nos fusils.» Pierre est aujourd’hui réfugié dans le Nord d’Israël, où il est logé et nourri aux frais de l’État hébreu, comme beaucoup d’ex-miliciens de l’ALS. L’option israélienne, il la défend encore, parce que, dit-il, il «n’y avait pas d’autre moyen, à partir du moment où les Palestiniens ont commencé à agresser les chrétiens au Sud», au début des années 70. « Si les habitants du Sud ont fini par prendre appui sur Israël, c’est parce que l’État et l’armée nous ont abandonnés, qu’il nous fallait nous défendre parce que nous nous sentions menacés», rappelle-t-il. Enfin, Maha, quatrième personnage du film, est une chrétienne de Rmeich. Durant l’occupation du Sud, elle travaillait comme femme de ménage dans un hôpital, à Haïfa. Son mari était proche de l’ALS. Elle a fui avec son mari et ses enfants, comme tant d’autres, craignant des exactions de la part du Hezbollah. Puis elle est revenue, et son mari s’est livré à la justice libanaise et a été incarcéré à Roumieh. Maha touchait 800 dollars en Israël et son mari 700 dollars. Aujourd’hui, elle est obligée de gagner sa vie à travers la récolte de tabac, une fois par an, et ses revenus sont dérisoires. «Nous allions en Israël parce qu’il fallait travailler pour vivre, c’est tout», répète-t-elle devant la caméra comme un leitmotiv, en travaillant dans les champs de tabac avec ses enfants, devant la caméra. Un constat désolant s’impose: depuis qu’Israël s’est retirée, «le Liban-Sud crève à petit feu», au plan économique. Une même version de l’histoire? Katia Jarjoura fait parler ses personnages, malgré le fait, avoue-t-elle, que «rares sont ceux qui osent se livrer à la caméra». La méfiance règne entre les fils d’un même village. Les barricades, elles, sont invisibles, mais elles existent bel et bien. Les quatre personnages ont vécu la guerre et l’occupation du Sud, mais chacun d’eux a sa propre expérience, sa propre perception des événements, voire même sa propre version de l’histoire. À l’instar des Libanais, qui buttent encore sur une même version de leur histoire, les Sudistes se lancent, devant les caméras, dans toutes sortes d’interprétations. De Gaulle se réfère à son enfance et se souvient des soldats israéliens humiliant ses parents, des paysans de Rmeich. D’où son engagement dans la Résistance islamique. Pour Ali, les choses sont encore plus claires: il y a une occupation du territoire, et prendre les armes est un principe sacré «tant qu’il y a un ennemi qui menace d’invasion», en l’occurrence Israël. Pierre, lui, revient aux exactions palestiniennes au Liban-Sud pour justifier la création de l’ALS. Chacun des trois s’attache à sa propre analyse des faits. Maha est la seule à se remettre en question: «Pourquoi mon mari a-t-il été en prison?» s’interroge-t-elle. Et de répondre: «Parce que c’est un collaborateur. Il faisait partie de l’ALS. Parce que c’est un traître, qu’il a trahi sa patrie. C’est comme ça que l’être humain finit, après avoir préservé sa terre, sa famille et sa dignité. On le traite de collaborateur. Peut-être qu’ils ont raison et que nous avons tort, après tout. C’est notre faute, nous le petit peuple. On aurait dû partir et les laisser se débrouiller avec les Israéliens.» La spirale de la haine Même si, souligne Maha, le Hezbollah «n’a pas touché aux chrétiens à son entrée dans les villages» précédemment sous contrôle israélien, ce qu’elle pense être le fruit d’un accord entre l’État et la milice, le Liban-Sud ressemble – et les confessions des personnages le confirment – à un théâtre de la vengeance. Où les victimes d’hier rêvent de torturer leurs anciens bourreaux. Qui sont, dans la plupart des cas, des voisins, des habitants du même village. Envie de vengeance, esprit de vendetta, rengaines qui se transmettront de génération en génération, en l’absence d’un travail sur la mémoire collective. Le décor, de surcroît exigu, semble prêt pour un nouveau cycle de violence. De Gaulle sait que celui qui l’a livré est de retour au village. Il espère ne pas le rencontrer, parce que «cela serait embarrassant». Un non-dit qui cache beaucoup de choses. Ali, lui, «attend la moindre provocation de la part des ex-collaborateurs pour se venger, pour se jeter sur eux et les humilier à son tour». Ce qui l’en empêche, pour l’instant, c’est «un accord entre le Hezbollah et l’État libanais». «Si on avait agi à notre guise, il y aurait eu des massacres», indique-t-il. Il est également mécontent, comme De Gaulle, des sentences «trop symboliques» rendues par la justice à l’encontre des ex-miliciens de l’ALS, Maha s’enferme à la maison, parce que «chaque parole pourrait engendrer des malentendus», sinon pire. Pour sa part, Pierre est amer, regrettant que «l’État libanais se soit réduit à une milice, le Hezbollah, un État dans l’État.» Incarnation à l’écran de cette culture de la haine qui l’emporte sur la paix, le paradoxe frappant entre les images de liesse populaire lors de l’entrée du Hezbollah et des autres milices alliées, et celles de ces défilés militaires de kamikazes vêtus de noir sous la pluie et de ces enfants de dix ans, en «battle dress» et mitrailleuses à la main. Des images que Katia Jarjoura montre, les unes après les autres, sans jamais intervenir en faveur de l’un ou de l’autre des personnages ou des camps en présence, se faisant uniquement témoin de son temps. La souffrance en commun Il ressort de ces témoignages l’affirmation suivante: au Liban-Sud, «chacun semble prisonnier et victime de sa cause». Et même si chacun reste cloîtré dans sa strate sociale, son appartenance communautaire et son combat idéologique et religieux, même si chacun continue à défendre sa vérité, aux antipodes de celle de son voisin, il reste deux choses qui unissent tous ses protagonistes d’un conflit de longue haleine: la souffrance et l’humiliation. L’humiliation, la souffrance atroce, la torture dont De Gaulle et Ali ont été victimes au pénitencier de Khiam, l’humiliation de Maha à chaque fois qu’elle franchissait le barrage pour se rendre en Israël, où elle devait se déshabiller pour les fouilles des soldats israéliens, l’humiliation de voir son mari en prison et de devoir supporter le poids de la collaboration. L’humiliation de Pierre, enfin, exilé loin de sa terre, réfugié dans un pays qui n’est pas le sien, où il essaye de préserver sa culture dans un environnement qu’il sait hostile. L’humiliation enfin de ces milliers de réfugiés en Israël, que l’on voit dans le documentaire prendre à nouveau le chemin du Liban, en criant: «Nous allons vers le pays de la liberté.» Alors qu’ils savent très bien qu’au bout du chemin, c’est la prison qui les attend. La souffrance et l’humiliation: les deux seuls éléments capables pour l’instant de former une base pour que les habitants du Liban-Sud puissent un jour dialoguer à nouveau entre eux, loin du déchaînement des passions et des blessures de la guerre. Capables de les inciter à se regarder en face et à s’accepter, dans leurs différences et leurs spécificités. Capables enfin de les inciter à se reconnaître mutuellement. La reconnaissance de l’autre étant le seul véritable fondement de la vie commune. Un message que Katia Jarjoura a voulu illustrer à travers Entre deux fronts. Michel HAJJI GEORGIOU
Une grille en métal qui se referme, un dernier claquement sec. Nous sommes le 24 mai 2000, le dernier soldat israélien vient de se retirer du Liban-Sud après 22 ans d’occupation. Tout est terminé. Terminé? Non, tout vient au contraire de commencer, au niveau du tissu social libanais, dans la région libérée. La guérilla qui opposait le Hezbollah à Israël par Armée du Liban-Sud...