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Actualités - OPINION

REGARD - «Saloua Raouda Choucair: sa vie et son art» Un oiseau rare de haute volée

Non seulement le Liban ne possède pas de musée d’art moderne et contemporain, mais il n’a même pas, dans l’état actuel et prévisible des choses, l’espoir de le voir s’ajouter à la liste ridiculement, scandaleusement brève de ses institutions muséales. Pénurie qui reflète à la fois l’incurie de l’État et la carence de la société civile. Cette déploration devenue rituelle à force d’être réitérée sur tous les tons et à toutes les occasions porte également sur les ouvrages d’art et les monographies d’artistes. On est en droit de penser que l’absence de musée aurait pour effet de pousser à la multiplication des monographies. Ce n’est guère le cas, sans doute à cause du coût prohibitif, même pour des artistes huppés, de ce genre de publications quand elles sont bien faites. Comme pour les musées, on relève une défaillance du mécénat, même sous la forme publicitaire du cadeau d’entreprise. Un musée portatif C’est pourquoi la parution récente d’un ouvrage tel que Saloua Raouda Choucair : sa vie et son art, en langues arabe et anglaise, avec des textes analytiques de Jacques Assouad et Helen Khal, une chronologie détaillée de César Nammour et une préface de Joseph Tarrab, est un événement qu’il convient de saluer dignement. D’autant plus qu’il s’agit d’une très belle réalisation grâce au dévouement de Hala Choucair, la fille unique de Saloua, aux excellentes photographies de Marc Nader, à la mise en page simple et aérée de Charles Davey qui respecte intégralement les œuvres et se contente de les mettre en valeur, notamment par le détourage des sculptures sur fond blanc, et au génie inventif de l’imprimeur Ali Chaouraba qui a réussi, grâce à un procédé spécial, issu de sa maîtrise de la logique du métier, à conférer un relief et un éclat saisissants aux œuvres qui se détachent presque en trois dimensions du papier mat. Le bois est du bois, on en caresserait le grain, la pierre est de la pierre, on en épouserait le galbe, la terre cuite est de la terre cuite, sèche à souhait, le cuivre, l’aluminium, l’acier, le fer, l’or, l’argent, l’émail, le plexiglas, chaque matière est restituée aussi proche de l’original que possible. Idem pour les peintures modulaires et les tapis en nœud persan. En sorte que ce livre de format 24 x 30 cm constitue un véritable musée portatif, précieux à plus d’un titre, avec ses 42 pages de textes arabes, ses 34 pages de textes anglais et ses 147 pages de photos à haute saturation pigmentaire. Aujourd’hui âgée de 86 ans, Saloua Raouda Choucair, l’un des plus importants artistes arabes de notre temps (je dis «l’un» parce qu’à ce niveau les distinctions de genre et de sexe s’abolissent d’office), méritait depuis longtemps cet hommage à sa créativité de haute volée, tellement haute qu’elle y plane en mouette solitaire. Ambition radicale C’est en 1962 que je découvris Saloua Raouda Choucair à l’occasion de sa grande rétrospective qui allait du bijou au tapis en passant par les céramiques, les peintures, les sculptures. Je fus immédiatement subjugué par cet art hautain entièrement dépourvu de référence subjective, à mille lieues de toute complaisance affective. Ce fut pour moi, du même coup, la découverte, concrète et palpable, en chair et en os pour ainsi dire, de l’art de notre temps que je ne connaissais que par les revues et les livres. Je fus frappé par la portée et l’ambition radicales de cette démarche qui laissait loin derrière elle le monde sensible pour plonger dans le monde intelligible, celui que reflètent les mathématiques, la musique, les systèmes et les jeux, selon des règles et des normes strictes mais ludiquement manipulées. Saloua Raouda Choucair s’imposait des contraintes et des conditions pour mieux exercer ses capacités d’innovation et d’invention, un peu comme font les poètes classiques arabes dans la « qasida » monorime, empilement vertical de vers en hémistiches scandés par des modèles rythmiques imposés. Un art intemporel Plus tard, Saloua Raouda Choucair évoluera vers des œuvres interactives incitant le spectateur à se départir de sa passivité pour se faire partenaire de jeu créatif en manipulant à sa guise les composantes détachables, arrangeables et réarrangeables. C’était, encore une fois, une première au Liban et probablement dans le monde arabe. Cette démarche pionnière déconcertait le public, y compris beaucoup d’amateurs rétifs à un art aussi sec, net, propre, affectivement neutre et froid. Du moins en apparence. Car sous leur aspect structural, architectural, géométrique et combinatoire pur, les œuvres vibraient d’une passion contenue, surtout celles où les emboîtements, les embrassements, les interpénétrations incarnaient singulièrement à la fois les lois universelles de la dualité et des émotions toutes personnelles, si dissimulées fussent-elles. C’est pourquoi cet art intemporel est intensément vivant. Il restera toujours jeune quand d’autres seront depuis longtemps devenus «historiques», gardant sa capacité d’interpeller et de troubler, celle de tout art «initié» abordant, avec un langage compréhensible intuitivement sous toutes les latitudes, les grandes énigmes et les grandes vérités, les grands paradoxes de la vie. Le diamant du mental Peut-être est-ce cela qui dérangeait le plus dans son travail : le refus de s’occuper du monde des phénomènes, des vicissitudes de la vie quotidienne pour se tourner vers le firmament des principes invisibles dont ses œuvres sont en quelque sorte les signatures visibles. Refus violent au point de rejeter implacablement toute démarche descriptive, qui était celle des maîtres libanais de sa génération et de la génération précédente. Elle n’avait aucune tendresse et aucune tolérance pour les Omar Ounsi, les Moustafa Farroukh, les César Gémayel et consorts. L’art pour Saloua Raouda Choucair doit se mesurer au diamant du mental. C’est bien la procédure de l’art islamique dont elle a assimilé les principes pour les traduire en œuvres novatrices, plus fidèle en cela à la tradition authentique, qui est celle des maîtres ésotériques, que tous ceux, innombrables, qui prétendent prolonger le « patrimoine » en utilisant ses éléments pour faire «oriental» sans rien comprendre aux postulats fondamentaux et aux règles de fonctionnement qui le constituent. L’Orient de Saloua Raouda Choucair est le seul qui vaille, celui de la lumière levante : ex Oriente lux. Et cette lumière, c’est, bien entendu, celle de l’intellect, du «aql» de la doctrine druze, entre autres. Un art de vivre Et c’est peut-être pourquoi Saloua Raouda Choucair a toujours tenu à ne pas faire de distinctions entre arts majeurs et arts mineurs, entre art pur et art appliqué, puisque l’art est censé embellir, enrichir et anoblir l’ensemble des éléments de la vie sociale et individuelle, du bijou, sculpture miniature, au tapis, au meuble, au vêtement. C’est dans la vie quotidienne, de la cuisine à la chambre à coucher, que doit s’incarner la lumière de l’esprit. L’art est aussi un art de vivre. En tout cas, c’est ce qu’elle a ambitionné de faire. Peu ont compris la portée de cette vision à la fois avant-gardiste et enracinée, originale et de haut lignage. Et peu l’ont suivie dans cette logique cohérente et prolifique. Le remarquable dans cette carrière solitaire, qui n’a rencontré reconnaissance et hommages que sur le tard, est l’obstination de Saloua Raouda Choucair à poursuivre sa voie envers et contre tout et tous, avec l’intime conviction qu’elle avait raison et que les autres avaient tort et qu’ils finiraient bien un jour par se rendre à l’évidence. Elle était trop différente, ne devant rien qu’à elle-même, pour ne pas susciter l’hostilité et l’incompréhension, et trop intransigeante pour accepter des compromis qui lui eussent rendu la vie plus aisée. C’est un exemple, un modèle et un reproche vivant pour les jeunes créateurs qui succombent trop vite aux séductions du succès rapide, de l’argent facile et qui finissent immanquablement dans la stérilité répétitive qui n’a jamais affecté notre artiste: au contraire, si elle avait un problème, c’était celui de sa créativité débordante. Saloua Raouda Choucair reste le critère du créateur qui va jusqu’au bout de son chemin sans céder aux pressions ni faire de concessions, arrive que pourra. Un singulier phénomène dans une société pétrie de ce que cet oiseau rare détestait le plus au monde, le conformisme. Il faut reconnaître à sa fille Hala les mêmes qualités de ténacité dans la réalisation de cet ouvrage dont elle voulait faire partager la joie à sa mère avant qu’il ne soit trop tard. Elle a gagné son pari. (Ouvrage bientôt disponible en ville). Joseph TARRAB
Non seulement le Liban ne possède pas de musée d’art moderne et contemporain, mais il n’a même pas, dans l’état actuel et prévisible des choses, l’espoir de le voir s’ajouter à la liste ridiculement, scandaleusement brève de ses institutions muséales. Pénurie qui reflète à la fois l’incurie de l’État et la carence de la société civile. Cette déploration devenue...