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Actualités - OPINION

REGARD - Alain Tasso: «Sang des neiges», «Retables», «Péristyles». Joseph G. Chami : «Le mémorial du Liban» L’histoire au futur

Les recueils de poésie actuelle sont de confortables espaces de projection: quelques mots, quelques lignes pour faire vibrer le blanc de la page, le vide où se cache le sens de ce qui s’y imprime. À l’instar de ces «sables marqués par les pas du périssable», les pages désertes – sinon du grain du papier qu’Alain Tasso choisit toujours avec un soin particulier pour faire participer la vue et le toucher aux plaisirs énigmatiques de la lecture – accueillent éphémèrement les associations d’idées, d’images, de motifs, de mots, les rêveries éveillées et les divagations dans le «réseau capillaire de l’imaginaire» du lecteur entraîné par «certaines mélancolies où se mêle l’intensité des motifs». L’ivoire de la feuille imprimée incite à «marche(r), marche(r) pour vaincre l’obscurité» et «au gré de la promenade (cueillir) quelques branches de la brise», car «le chemin de l’accueil féconde le sang de l’histoire». Histoire tissée des «bavardages immobiles rien que pour moi» du dialogue intérieur ininterrompu qui murmure confusément à l’orée du «gel irréversible de la parole». La margelle de l’improbable C’est au poète qu’est dévolu ce «gel irréversible» qui fera des «pas du périssable», «clair-obscur chancelant de l’intuition», des «pierres statiques» et des «cadrans lunaires» à «la margelle de l’improbable». Où «avant même d’éclore les fleurs se fanent» dans «le sanctuaire de l’oubli se déployant dans les aisselles du rien», sous «des ciels jamais vus». «Récoltes douteuses dans le filet de l’entendement», bien entendu, car au critérium de la raison, le poème, «informant les engagements d’une genèse des variations», «évolutions cousines du cheminement musical», reste «propositions factices dénuées de sens». Dans cette «problématique du dit», ou plutôt du à-dire, «au-delà des contraintes, les paroles jamais prononcées constituent la seule école». Le poète est donc celui qui capture, «dans la marée du silence», dont la métaphore physique est la page vide, «les paroles jamais prononcées» par «la nécessité de dévoiler la fresque de la transfiguration» ou de déployer «la fontaine funèbre de l’existence». Ce n’est pas Alain Tasso qui formule cet art poétique, c’est moi qui le dégage en combinant ses propres paroles, dans un malentendu proactif délibéré, une lecture fidèle à la lettre étant infidèle à l’esprit. Ce qui est fascinant dans la poésie actuelle qui affectionne le concis et le lapidaire, c’est cette latitude laissée au lecteur de recomposer à sa guise les poèmes en associant des phrases éloignées, révélant ainsi une infinité de sens possibles insoupçonnés du poète lui-même. Ce sont, justement, les sens cachés dans le vide, dans le silence blanc de la page. C’est la nature non linéaire de la poésie qui autorise ces métamorphoses, cette «fresque de la transfiguration». Ténacité Le dernier recueil d’Alain Tasso Sang des neiges et autres poèmes s’ouvre sur «le sanctuaire de l’oubli» et se clôt sur «champs de boue». Les neiges saignent et se transforment en boue. De cette boue, visiblement, sont pétris les personnages d’Egon Schiele dont six œuvres, peintures, gouaches, aquarelles, ornent, avec l’autorisation du Leopold Museum de Vienne, démarche assez rare dans l’édition libanaise pour mériter d’être signalée, ce onzième recueil du poète-calligraphe. Dans Retables pour des murs en papier, son précédent recueil, Tasso disait: «Je marche sans répit… S’ils me font tomber, je me relève et continue à marcher». C’est bien cette ténacité et cet entêtement pour la bonne cause qui le caractérise et qui le pousse, envers et contre tout, à continuer à écrire, à dessiner, à publier ses poèmes dans sa collection Les blés d’or et à éditer ses cahiers littéraires et artistiques Péristyles en dépit de l’indifférence d’un lectorat qui manifeste bien peu de curiosité envers une revue polyphonique qui combine essais, dessins, poèmes d’auteurs libanais et étrangers. La dernière livraison des cahiers, numéros 3-4, contient une table de matières riche et variée: manuscrits inédits de Khalil Gibran, essais sur la poésie arménienne traditionnelle, «charakans» religieux et «haïrens» profanes, la poésie arménienne moderne avec ses multiples visages en terre natale et en diaspora, un essai sur Egon Schiele, une belle analyse de Georgine Ayoub de l’ouvrage poétique de Joseph Sayegh Le livre d’Ann-Colyn, un texte sur le dialogue de la peinture et de la poésie dans les livres d’art, un essai sur l’adaptation du livret de l’opéra Faramundo de Handel, de puissants et désespérés dessins expressionnistes de Gaby Maamari, des encres minimalistes d’Alain Tasso, des poèmes d’Iskandar Habache, de Hanane Aad, de jeunes poètes calabrais, d’Enrique Fonseca Gonzalez, des dessins de Victor Hugo, des sculptures de Rudy Rahmé et un essai sur la «portée événementiale du poème» de Georges Rabbath indispensable pour comprendre comment le monde du poème est notre «dernière alternative de salut, l’ultime ressource de notre nécessité d’être». De l’oubli à la boue Les Libanais lisent de moins en moins, à en croire les libraires. Même les livres bon marché, peut-être ceux-ci surtout, ne trouvent plus acquéreur. Reflet de la crise économique qui provoque à son tour une crise culturelle. Les œuvres qui devraient susciter quelque empressement de la part d’un public éclairé et nanti, car elles constituent des outils de référence indispensables pour comprendre le passé, le présent et l’avenir, comme les deux tomes déjà parus (sur six prévus) du Mémorial du Liban de Joseph G. Chami qui vise à retracer les événements vécus par le Liban de1861 à nos jours, à travers les régimes successifs, ne secouent même plus l’apathie. Or, comme le rappelle Joseph G. Chami, ceux qui ne se souviennent pas du passé sont condamnés à le revivre. Apparemment, les Libanais préfèrent se réfugier dans «le sanctuaire de l’oubli» – est-ce pour cela qu’il figure en tête de Sang des neiges? –, au risque de rejouer les mêmes rôles en refaisant les mêmes erreurs et en se retrouvant dans les mêmes «champs de boue» – est-ce pour cela qu’ils figurent en queue du recueil? Au point qu’on pourrait dire avec Alain Tasso: «Parfois, je me demande si quelqu’un existe». Si on refuse «l’âge d’or de la lumière» qu’apporte une relecture, même événementielle, de l’histoire, si on refuse d’apprendre à «goûter l’essence du rien pour lire dans le bruit des mots» de la poésie, alors «quelque chose d’indistinct me dit que les ruines fragiles vont se mettre à vibrer…». Même quand ils croient faire de la poésie, les poètes font de l’histoire. Au futur. (Livres et cahiers disponibles en librairies). Joseph TARRAB
Les recueils de poésie actuelle sont de confortables espaces de projection: quelques mots, quelques lignes pour faire vibrer le blanc de la page, le vide où se cache le sens de ce qui s’y imprime. À l’instar de ces «sables marqués par les pas du périssable», les pages désertes – sinon du grain du papier qu’Alain Tasso choisit toujours avec un soin particulier pour faire...