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Actualités - OPINION

REGARD - Théo Mansour : peintures Sublimer et transfigurer

Dans l’imaginaire fortement structuré de Théo Mansour, l’un des meilleurs peintres de sa génération (il est né à Beyrouth en 1956), les faunes violent les nymphes ; les fiancées bibliques « noires » mais « belles » excitent, sous le ciel étoilé, les bouquetins phalliques ; les amants nocturnes au repos sur une haute terrasse rêvent, silencieusement enlacés, au clair de lune, adossés à une colonne antique ; les amants diurnes s’étreignent au soleil sous des arbres amis qui s’inclinent l’un vers l’autre pour leur offrir une ombre tutélaire sur L’île joyeuse où se déroule, probablement, La danse profane, gymnopédies de trois danseuses nues réglant leurs figures chorégraphiques aux sons de trois musiciennes dans une Grèce de fantaisie ; saint Sébastien, lié à une colonne, est sur le point d’être criblé de flèches par ses propres archers ; Jésus en croix domine du haut du Golgotha jonché de crânes et de tibias un immense panorama terrestre et cosmique flamboyant des feux du couchant : sept superbes toiles, accrochées à même la pierre nue, suffisent à enchanter la petite cour intérieure du palais de Fakhreddine, siège du CCF à Deir el-Qamar. Cavalier solitaire Sept toiles d’une densité iconographique, plastique et chromatique peu commune, qui émettent des connotations tous azimuts par leur enracinement multiple, littéraire, biblique, hagiographique, mythologique, architectural, pictural et musical. Une démarche baignant à ce point dans la culture sacrée et profane, antique et moderne, est aujourd’hui une telle rareté, les peintres se targuant de plus en plus de leur inculture, que Théo Mansour fait figure de cavalier solitaire caracolant sur des chemins désertés du commun des artistes. En un sens, bien que l’on puisse lui imputer des influences de bande dessinée illustrative, il fait retour à la grande peinture des siècles passés, peinture qui est, en soi, un scénario ou un script, avec annotations didascaliques, mis en scène avec magnificence et minutie. Chacune des toiles de Théo Mansour mérite d’être étudiée sous l’angle scénographique, le lieu du déroulement de l’action ayant chez lui une importance primordiale, un lieu ambivalent, à la fois pleine nature et pleine culture. L’espace en sphère Même la Sulamite des Anachid de Zad Moultaka n’est pas voluptueusement allongée sur sa couche en pleine campagne parmi les anémones, comme on pourrait le croire à première vue, mais bien sur le rebord d’un bassin aménagé de main d’homme qui reflète, en réduction, une pleine lune d’été et les étoiles d’un ciel extraordinairement constellé, tel qu’on ne le voit plus que dans la Békaa ou sur les hautes crêtes dans l’épaisseur d’une totale obscurité. Dans les villes et même dans les campagnes, l’électricité nous a ravi la lumière céleste et il est peu d’enfants qui savent encore ce que c’est qu’un ciel étoilé tel que nous le montre Théo Mansour dans ses merveilleux bleus nuit. Le seul plaisir d’une panne d’électricité, lorsque le ciel est clair, est de sortir au balcon pour contempler le firmament, spectacle magique vite escamoté par le vrombissement des générateurs qui ramènent la fée électricité, une fée capable de subtiliser la clarté qui nous vient du fin fond de l’espace-temps, de soleils peut-être éteints depuis des millénaires-lumière. La lune et les étoiles reflétées dans l’eau sombre de la piscine bouclent la représentation sur elle-même, ferment pour ainsi dire, malgré l’ampleur du paysage collineux de pinèdes et d’olivaies, l’espace en sphère intime sur le bouc en rut et la femme prête à se donner. Est-ce la Sulamite ou est-ce Pasiphaé ? Le bouc ne serait-il pas un avatar de Zeus en escapade dans le texte biblique, venu séduire la fiancée archétypale comme il l’a fait d’Europe, de Léda, de Danaé et de tant d’autres ? Ne serait-ce pas Ishtar et une épiphanie archaïque d’Adonis dans les parages du fleuve aux flots rouges, d’où le bassin et les anémones ? On peut multiplier les conjectures et toutes peuvent, en même temps, se justifier car, dans l’univers de Théo Mansour, les mythologies se télescopent, se compénètrent, tissent leurs fils. L’oreille voit Pourquoi ne serait-ce pas le cas puisque, au lieu de se référer aux textes écrits, Théo Mansour en appelle aux partitions exécutées. Il ne part pas de la lecture, mais de l’écoute, ce qui ouvre la porte aux errances interprétatives, aux fertiles malentendus, aux imaginations synesthésiques. Si pour Claudel l’œil écoute, pour Théo Mansour l’oreille voit. Certaines personnes, rares il est vrai, perçoivent les sons comme des couleurs, et si elles le peuvent, c’est que tout un chacun le pourrait s’il savait activer les zones cérébrales adéquates. Même Mort et Transfiguration ne dérive pas d’une lecture des évangiles mais de l’écoute d’un poème symphonique de Richard Strauss sur le fond d’une vaste culture iconographique. Tant Le martyre de saint Sébastien numéro 2 que L’après-midi d’un faune numéro 4 ne résultent pas l’un de la Légende dorée et l’autre du poème de Mallarmé, mais des compositions de Claude Debussy. Si le Martyre a de nombreux précédents picturaux, L’après-midi en a peu, mais dans les deux cas la vision de Théo Mansour n’appartient qu’à lui. Et, petite complication supplémentaire, si le second est inspiré de Prélude à l’après-midi… de Debussy, il porte néanmoins le titre mallarméen L’après-midi… Cela s’explique par le fait que le faune de Théo Mansour, observé intensément par un fauve, une panthère noire à l’affût sur une branche d’arbre, est déjà en pleine activité postméridienne. Éros irrépressible Au premier abord, le tableau donne une impression idyllique, jardin, vaste bassin rectangulaire dont l’un des angles pointe vers le bas, arbres tout autour aux branches qui avancent, dans une symphonie de couleurs vives. À part le fauve perché prêt à bondir, on dirait qu’il ne se passe rien : calme et tranquillité. Et voici que l’on remarque d’étranges taches noires, comme des ombres furtives et indistinctes à la surface de l’eau. À les inspecter de plus près, surprise : une scène d’une violence inouïe se déroule ici subrepticement, en catimini, dans une dimension qui n’est pas celle du réel mais de l’imaginaire, on la dirait presque projetée par le regard du fauve, tel un rêve fiévreux extériorisé. Le faune, une flûte à la main, le sexe érigé, assaille une nymphe hurlante à la chevelure éperdue, aux cuisses écartées. Il la mord sauvagement à l’épaule comme pour la terrasser et l’immobiliser avant l’accouplement foudroyant. Un rêve ou un cauchemar en plein jour, un mystère en pleine lumière. En un sens, L’après-midi… d’après Debussy fait pendant à Dans la nuit d’après Moultaka. C’est, en quelque sorte, la version païenne diurne d’un tableau biblique nocturne, contaminé cependant par des harmoniques païennes. Dans l’un, la nature, la nuit, la douce intimité amoureuse, le prélude à la soirée d’un bouc, le poème biblique. Dans l’autre, le jardin, le jour, l’implacable agression sexuelle, tout prélude dépassé, le mythe grec. Dans les deux, il s’agit bien d’un satyre, incarnation d’une formidable énergie libidinale primitive, universelle, d’un Éros irrépressible qui emporte les êtres en leur faisant transgresser les séparations des espèces, les tabous de promiscuité qui cherchent à empêcher la réversion de l’ordre en chaos. Mais comme le dit la Carmen de Bizet, l’amour n’a jamais connu de loi. Célébration des corps L’île joyeuse d’après Debussy et Clair de lune numéro 2 montrent un autre aspect de la relation des sexes, dans le registre purement humain en l’occurrence. Avec, là aussi, le contrepoint nocturne-diurne, nature presque sauvage (chez Mansour elle n’est jamais dépourvue d’intervention organisatrice, même minimale) et nature aménagée. Mais le rapport est ici inversé. Dans ce cadre naturel humanisé, c’est toujours, chez Mansour, la célébration des corps, nus de préférence. Ces corps exposés font le lien entre les tableaux d’Éros et ceux de Thanatos, la crucifixion de Jésus et l’exécution de Sébastien. Même si, pour une fois, Sébastien, dans cette deuxième version, est dérobé aux regards derrière la colonne : les seuls signes de violence sont la tension de la corde aux poignets, le renflement du mollet qui dépasse la colonne et les archers bandant leurs arcs, écho, dans le registre meurtrier, des autres bandaisons, vitales. Seul Jésus sur la croix est livré aux regards, le corps déjà rigide par rapport à la souplesse de la forme féminine agenouillée. Rien, ici, ne suggère la transfiguration sinon une allusion au nom de la colline du Calvaire, les restes de squelettes dispersés à l’entour qui évoquent obliquement les prophéties sur les ossements desséchés qui se relèveront. Besoins intérieurs À peine ai-je pu effleurer le sujet. Il y aurait tant à dire sur les temples, les bassins, les terrasses, les statues ailées, motifs omniprésents qui reviennent de toile en toile en les faisant se répondre, se correspondre, se continuer, se compléter, tout à fait comme un leitmotiv refait surface à l’intérieur d’un même mouvement et d’un mouvement à l’autre dans un concerto ou une symphonie. Ces éléments d’ancrage composent un véritable monde pictural multidimensionnel original, à l’écart des tendances et des modes, un monde qui traduit des besoins intérieurs et non un souci de plaire. À ses débuts, Mansour avait d’ailleurs exposé de grands Charniers inspirés des massacres contemporains qui étaient proprement insoutenables de cruauté visuelle. Je n’ai rien dit du style si personnel de Théo Mansour, de sa manière particulière de composer et de mettre en page, de transfigurer les thèmes musicaux et de sublimer le dessin en sublimant graphiquement ses émotions. Ce sera pour une autre fois. Joseph TARRAB
Dans l’imaginaire fortement structuré de Théo Mansour, l’un des meilleurs peintres de sa génération (il est né à Beyrouth en 1956), les faunes violent les nymphes ; les fiancées bibliques « noires » mais « belles » excitent, sous le ciel étoilé, les bouquetins phalliques ; les amants nocturnes au repos sur une haute terrasse rêvent, silencieusement enlacés, au clair de lune,...