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Actualités - OPINION

REGARD - « La terre vue du ciel » de Yann Arthus-Bertrand L’avenir en jeu (1)

La tropicalisation annoncée du climat méditerranéen, dont celui du Liban, serait-elle déjà en cours, et peut-être fort avancée ? En tout cas, le centre-ville de Beyrouth avait, l’autre jour, une atmosphère lourde, poisseuse, étouffante, tout à fait propre à illustrer, pour les curieux de l’exposition, la thèse de La terre vue du ciel de Yann Arthus-Bertrand, photographe émérite et grand explorateur héliporté de notre caillou commun, sur les menaces qui pèsent sur l’environnement, nom actuel de la vieille nature, du fait de l’extension de l’œkoumène (les territoires habités ou parcourus par les hommes, prédateurs par excellence), de l’urbanisation forcenée, de la surexploitation des ressources disponibles sur terre et dans les mers, avec destruction de milliers d’espèces vivantes et dérèglement non maîtrisable des coordonnées climatiques. L’air a rarement été aussi chargé de chaleur humide, un véritable sauna à ciel ouvert. Ce qui n’empêche pas les amateurs de narghilé de tirer sur l’embouchure de leurs tuyaux, dans les cafés-chaussées de Maarad, peu soucieux des grands tirages originaux qui s’affichent sur des panneaux juste derrière eux. La disposition des panneaux de la sorte, ainsi qu’autour de l’horloge de la place de l’Étoile, impose une visite baladeuse, itinérante, avec pauses, reprises, rencontres fortuites, intégration des photos magnifiques de paysages grandioses dans la vie piétonne de ce quartier qui attire les touristes, les jeunes et les moins jeunes. Repérage Et c’est justement un groupe de jeunes qui m’a ouvert les yeux sur un phénomène dont je me doutais sans en mesurer la prégnance et l’ampleur. Je regardais une photo de Raouché prise de la mer au coucher du soleil (Yann Arthus-Bertrand préfère les couleurs du lever et du tomber du jour), à vrai dire d’une rougeur trop accentuée à mon goût, la Grotte aux pigeons au premier plan, la corniche au second et la ville derrière. Soudain, d’un groupe d’adolescentes s’en détache une qui va pointer directement du doigt sur le seul repère parlant à ses yeux : l’enseigne du snack Burger King : « Ah oui ! » s’exclament les autres, réjouies de cette découverte d’un lieu familier. Tout le contenu de l’image avait été éclipsé par ce repérage. Ainsi, pour toute une génération, la perception de Beyrouth et du Liban se réduit presque à celle des monuments du fast-food, Burger King, McDonald, Hardees, KFC, Donkin Donuts, Pizza Hut et autres noms ultramédiatisés. Même à Baalbeck, les jeunes raffolent de toute mal-boufferie pourvu qu’elle ait un vague goût américain. La « sfiha », la « mankouché », le sandwiche de « ariché » au miel (tradition perdue même pour les festivaliers) ne leur disent plus rien. Bientôt il en ira de même au fin fond du dernier des villages. Terra incognita Qu’on en arrive à ne rien reconnaître d’autre, dans un cliché encombré, qu’une enseigne de restaurant américain trahit à la fois le lavage de cerveau et le bourrage de crâne. Ce qui n’est pas fast-food devient « terra incognita » peuplée d’infidèles à convertir à la vraie foi, celle de l’obésité universelle. Pourtant, le système américain sécrète ses propres antidotes. L’année passée, un client a gagné un procès contre un restaurant qui lui avait servi une tasse de café trop chaude. Que doit être le café sinon chaud, pourriez-vous dire. Apparemment, cette évidence laisse une marge de manœuvre qu’un procédurier chicaneur peut exploiter à son avantage. Le quidam brûlé par le café s’était inspiré des fumeurs cancérisés par la cigarette. Il y a quelques jours, un ingénieur, stimulé par son exemple, a intenté un procès à une série de chaînes de fast-food qui l’auraient rendu obèse en ne le prévenant pas sur la teneur en graisse et en sucres de leurs produits. Trompé sur la marchandise, dit-il, par une publicité dissimulatrice. Ce qui pourrait inciter un troisième larron à traîner en justice les agences de publicité qui vantent les bons côtés en escamotant les mauvais. Les avertissements sur le danger mortel de la cigarette et sur la consommation excessive d’alcool ne semblent cependant pas dissuader les mordus du tabac et de la boisson. Verra-t-on le jour où les chaînes de fast-food devront prévenir leurs clients : « Cet aliment peut nuire à votre santé ? » À la vérité, à en croire les amateurs d’alimentations naturelles, macrobiotiques et autres, il n’y aurait pratiquement plus d’aliments végétaux ou animaux qui ne soient dopés d’une quantité inquiétante de produits chimiques nocifs qui se concentreraient surtout dans les peaux et les écorces. Peut-être verra-t-on un jour des étiquettes sur les concombres mettant en garde contre les excès de consommation. Cela n’empêche pas certains puristes de jeter la pulpe pour ne manger que les épluchures des légumes sous prétexte que les principes actifs, vitamines et autres, s’y concentrent. L’américanisation de la planète Nous n’avons pas dérivé aussi loin qu’on pourrait le penser de l’exposition de Yann Arthus-Bertrand puisque la culture culinaire ado n’est qu’une facette de l’américanisation de la planète qui avance à marches forcées. Américanisation qui non seulement colonise les esprits (même en Iran, les mollahs baissent les bras devant l’imaginaire hautement occidentalisé des jeunes) mais contribue à déstabiliser les autres civilisations de l’intérieur, entraînant des conséquences irréversibles sur les équilibres séculaires avec la nature et l’environnement. Parfois, cela se fait avec un cynisme déconcertant. À l’heure actuelle, l’Amérique cherche à imposer à des pays africains affamés, à titre d’aide alimentaire, des blés génétiquement modifiés qui, selon les pays de transit, peuvent provoquer un désastre écologique. Elle refuse, jusqu’à nouvel ordre, de moudre ces blés pour les empêcher de nuire par dissémination fortuite. Et que dire des collèges, universités et instituts techniques américains qui se sont mis à proliférer chez nous ces dernières années. Un professeur d’une de ces universités n’hésite pas à dire : « Je forme des diplômés pour l’exportation. Tout étudiant est un émigré potentiel, une force de travail gratuite. C’est un brain drain organisé. Qui restera au Liban ? Les paumés, les laissés-pour-compte. » L’état des lieux Ces thèmes, et bien d’autres, le superbe ouvrage qui double l’exposition, l’amplifie et la commente, surtout l’édition arabe qui comporte une vingtaine de clichés supplémentaires, les aborde et les traite avec des textes de spécialistes, économistes, sociologues, démographes, écologistes, philosophes qui s’emploient à brosser un tableau complet de la planète, un état des lieux de la terre, autant les forêts que les villes, à l’orée du troisième millénaire. Ils redoutent la disparition de la diversité des espèces, des écosystèmes, des cultures, des langues devant la montée de la mondialisation-globalisation uniformisante qui est l’autre nom de l’américanisation. Il ne s’agit pas là d’une simple réaction de défense française car elle est basée sur une vision universelle des choses. Au point, remarque l’un des auteurs, qu’on peut poser la question : « Nos sociétés ne mettent-elles pas aujourd’hui en jeu les conditions mêmes de vie sur la Terre ? ». Il y répond par l’affirmative : « La crise de l’environnement et du développement met aujourd’hui en jeu l’avenir de l’humanité. » Telle est la conclusion de cet ouvrage admirable, un formidable chef-d’œuvre qui n’a été possible que par le concours d’innombrables bonnes volontés à travers le monde et par le travail acharné, sur une dizaine d’années, d’une équipe soudée et motivée par un des derniers découvreurs du globe terrestre, humaniste autant que photographe. (Rue Maarad, le livre est vendu sur place). Joseph TARRAB
La tropicalisation annoncée du climat méditerranéen, dont celui du Liban, serait-elle déjà en cours, et peut-être fort avancée ? En tout cas, le centre-ville de Beyrouth avait, l’autre jour, une atmosphère lourde, poisseuse, étouffante, tout à fait propre à illustrer, pour les curieux de l’exposition, la thèse de La terre vue du ciel de Yann Arthus-Bertrand, photographe...