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Actualités - OPINION

REGARD - Tapage nocturne et cerfs-volants Ostentations somptuaires

Chacun sa drogue. Sonnés par quinze années d’attentats et de bombardements à l’aveuglette, certains Libanais, plus de dix ans après la fin des hostilités, semblent en état de manque. Ils ont besoin de leur dose quotidienne de détonations. Pendant des années, il y avait, bon jour, mauvais jour, les deux bangs supersoniques qui avaient fini, à force de régularité, par se fondre, ou presque, dans le paysage sonore. Bang… Bang : la routine, on ne levait même plus la tête. Si le second tardait à venir, c’est alors que l’on dressait l’oreille, reniflant l’air, vaguement inquiet jusqu’à ce qu’il complète la mesure. Inversion Ce malaise quasiment musical, comme d’une phrase restée en suspens, d’un rythme interrompu, rappelait peut-être inconsciemment l’angoisse des longues nuits de pilonnages réciproques. Les nerfs exacerbés se relâchaient après chaque explosion. En revanche, les accalmies devenaient presque insupportables de tension. Au point que certains s’écriaient : « Mais qu’ont-ils donc ? Pourquoi ne tirent-ils plus ? Qu’est-ce qu’ils attendent ? » Chaque nuit de démence meurtrière créait sa petite accoutumance au fracas : toute rémission, tout répit, tout silence en devenaient terrifiants, provoquant parfois des crises d’impatience hystériques. Par inversion, le terrifiant devenait rassurant et le rassurant terrifiant. Une étrange logique s’installait dans la tête du planqué à l’abri d’un sous-sol ou d’un couloir illusoirement protecteur : un tir devait nécessairement, apodictiquement succéder au dernier qui n’était jamais, au maximum, dans cette optique, que le pénultième. Sinon, c’était l’anomalie, psychiquement déstabilisatrice. Dans l’anomie, c’est la poursuite du chaos qui est normale. L’ordre est une sorte d’intrusion monstrueuse. Centre et périphérie À part les pétarades enfantines à propos de tout et de rien, surtout les jours de fêtes, les déflagrations sourdes, un peu étouffées des chantiers de construction et des carrières accompagnaient toujours, en basse irrégulière, les classiques bangs binaires qui se raréfient, se faisant plus ou moins bihebdomadaires, provoquant par là un déficit auditif. On parle d’interdire totalement les carrières, trop dévastatrices pour l’environnement, ou de les déplacer toutes dans l’Anti-Liban. Cela ne ferait que déplacer le problème. Pourquoi l’écologie de cette chaîne, qui regorge de pitons et de monts autrefois et peut-être toujours sacrés, est-elle moins à ménager que celle du Mont-Liban ? Retour aux notions de centre et de périphérie, de développement inégal, de parents riches et de cousins pauvres ? Livrée à des centaines de carrières qui l’araseront impitoyablement, comme avait été décapitée une crête au niveau de Dahr el-Baïdar, défigurant tout le paysage, que restera-t-il de la montagne dans vingt-cinq, dans cinquante ans ? Que deviendront les routes reliant la Békaa aux autres régions du pays sous la surcharge de centaines de camions de sable et de gravier ? Que dire de la circulation dans ces conditions, avec ses slaloms perpétuels ? Mais où sont les canonnades d’antan ? Les détonations diurnes ne suffisant pas à compenser le déficit auditif, il fallait, pour faire bonne mesure, des détonations nocturnes qui puissent ressembler, à s’y méprendre, aux regrettés bombardements. Ainsi, plus personne ne pourra se lamenter : « Mais où sont les canonnades d’antan ? » Elles sont là, parbleu ! Et tous les soirs, à toutes les heures, de préférence entre minuit et deux heures du matin, afin que personne ne puisse en ignorer. Vous sommeillez paisiblement. Soudain, vous sursautez. Non, ce n’est pas le roulement du tonnerre ni le claquement de la foudre, l’été bat son plein. Urbi et orbi C’est un mariage, un accouchement, un anniversaire, une réconciliation, une inauguration, une réception, une commémoration, un cocktail, une fête quoi. Bientôt les ruptures, les divorces, les enterrements, les digestions réussies devront, obligatoirement, se doter d’un bruitage idoine pour être annoncés urbi et orbi , sur la terre comme au ciel, à coups de tonitruantes pyrotechnies : gerbes, girandoles, faisceaux, panaches, bouquets, rosaces, roues, étoiles, soleils, cascades, nappes, pluies de feu, chandelles romaines, serpentins, comètes, dards, lances fusent, vrillent, montent, éclatent, s’épanouissent, s’éteignent pour, derechef, fuser, vriller, monter, éclater, s’épanouir, s’éteindre sans désemparer pendant cinq, quinze, cent cinquante minutes, suivant le degré de tape-à-l’œil que peut se permettre le demeuré m’as-tu-vu maître de cérémonie. Potlatch à la libanaise Les feux d’artifice n’étant pas bon marché, ils sont devenus un moyen d’ostentation somptuaire, sous couleur de fêter dignement l’occasion, un potlatch à la libanaise : mon show est plus grand, plus beau, plus fort, plus long, plus retentissant, plus assourdissant, plus suffoquant que le tien. La pyrotechnie est devenue un signe extérieur de richesse pour la nouvelle bourgeoisie qui a bouté hors l’ancienne, trop discrète, trop feutrée, à coups de pétards. La nouvelle étale sur les plages avec complaisance ses bijoux reluisants, ses nez refaits, ses lèvres requinqués, ses seins rectifiés, ses fesses redimensionnées, preuves irréfutables de portefeuilles bien rembourrés. La femme est la vitrine du financier, du magouilleur, du trafiquant et même parfois de l’honnête homme. Mais le feu d’artifice l’a d’ores et déjà détrônée. Plus on flambe d’argent, plus on croit damner le pion aux autres, les dominer de tout son tapage nocturne, moyen de puissance, d’hégémonie sociale et politique au petit pied ou à grande échelle. Entrée fracassante À ce jeu, il s’est trouvé inévitablement un certain prince arabe pour damner le pion à tout le monde avec une entrée fracassante sur la scène de la frime libanaise. Il n’a rien trouvé de mieux, pour épater la galerie, que d’envoyer en l’air et en fumée quelques centaines de milliers de dollars, en guise d’accompagnement à un discours retentissant. Qu’est-ce qui a fait le plus de bruit ? C’était, bien entendu, une inauguration. D’autres suivront, et l’on peut parier qu’elles chercheront à hausser encore la barre des illuminations, du bruit, de la fureur et de la fumée délégués de la terre au ciel. De fameuses noubas en perspective. Maléfices chimiques Tout serait très bien, et le spectacle très beau et très bon, malgré ses nuisances auditives (même si elles répondent à une accoutumance frustrée) si la fumée générée ne retombait, les soirées sans vent, qui sont plus nombreuses qu’on ne croit, en nappe épaisse, étouffante, méphitique, gorgée de soufre, de strontium, de baryum, de magnésium et de Dieu sait quels autres maléfices chimiques. Quand vous avez la malchance d’être visité par cette intruse qui se faufile partout, vous en avez pour plusieurs heures à respirer une mixture empoisonnante. Que dire de la faune et de la flore, elles aussi soumises à une douche chimique hautement concentrée ? Ne se trouve-t-il pas une ONG écologique, un député bagarreur, un ministre concerné pour étudier le phénomène, éclairer notre lanterne, crier gare au feu, aux fous ? Même festive, c’est bien d’une folie qu’il s’agit, d’un délire mégalomaniaque affiché au firmament. Qu’est-ce qui donne le droit à un individu, si huppé soit-il, d’empester des régions entières sans le moindre égard à la salubrité publique ? De faire vivre les autres dans des relents infects, des odeurs pestilentielles, des miasmes morbides sous prétexte de réjouissances familiales ou professionnelles, sans souci des effets pathologiques inévitables ? Surtout quand la manie artificiante sévit sans désemparer des saisons entières ? La poudre aux yeux On dira qu’on est malvenu à se plaindre quand, sous l’œil patelin de l’État, les usines de tout acabit déversent des tonnes de fumées délétères, les zones industrielles produisent à jet continu des déchets mortifères, les émanations des décharges publiques asphyxient des villes entières, la nappe phréatique est irrémédiablement contaminée, les côtes sont dépeuplées de leurs poissons et de leurs algues qui florissaient naguère. Mais faut-il attendre d’être empoisonné à son tour pour réagir ? Faut-il que les petits incendies allumés presque chaque fois dans les environs du site de tir aboutissent un soir à un sinistre de portée catastrophique ? Les feux d’artifice sont de merveilleux spectacles ressassés que l’on admire, de préférence de loin, avec des yeux d’enfant même quand on en est revenu. Ils n’en dénotent pas moins un infantilisme invétéré chez ceux qui en usent et abusent, par une aberration typiquement libanaise, jusqu’à l’extravagance, l’exaction caractérisée, l’agression pure et simple pour le plaisir égoïste et imbécile d’en mettre plein la vue, de jeter de la poudre aux yeux de leurs invités. Pseudo soleils De toute évidence, je préfère de loin les cerfs-volants. Au moins ils sont silencieux et impliquent plus d’imagination, de créativité, d’inventivité artisanale, d’ingéniosité bricoleuse, de participation ludique, de jubilation personnelle et collective que tout le prêt-à-péter fastidieux et répétitif des pseudo soleils de minuit qu’à force de réitération on regarde d’un œil désabusé avant de rentrer se coucher. (Troisième festival international du cerf-volant, multiples manifestations jusqu’au 15 juillet) Joseph TARRAB
Chacun sa drogue. Sonnés par quinze années d’attentats et de bombardements à l’aveuglette, certains Libanais, plus de dix ans après la fin des hostilités, semblent en état de manque. Ils ont besoin de leur dose quotidienne de détonations. Pendant des années, il y avait, bon jour, mauvais jour, les deux bangs supersoniques qui avaient fini, à force de régularité, par se fondre, ou...