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Actualités - OPINION

REGARD - Roger Moukarzel, Jean-Luc Moulène, Fondation arabe pour l’image (II) L’ordre des choses

Dans la belle crypte aux pierres brunes de l’église Saint-Joseph, rue Monnot, une installation photographique de Roger Moukarzel: Le Voile. Terme à spectre sémantique assez large, le voile est, en photographie, la partie surexposée, brûlée, obscure d’une épreuve. Il cache ce que la photographie était censée montrer. Il joue le même rôle que le voile, coiffure de fin tissu qui recouvre la tête ou le visage des femmes pour des raisons pratiques, professionnelles, sociologiques ou religieuses. Ou que le voile de corps, tel celui d’Isis à Saïs que nul mortel n’est censé avoir soulevé, préservant ainsi son mystère. Ou que le voile du temple de Jérusalem qui cachait ce que le profane ne devait pas voir. Colloque pacifique En décidant d’accrocher face à face, trois par trois, six grands transparents, chacun, à son tour, divisé en trois longues bandes, formant ainsi une sorte de voilage délimitant un espace central, une minuscule agora, Roger Moukarzel n’entendait pas démontrer son habileté à photographier des femmes libanaises de diverses régions et confessions. Il entendait plutôt organiser une sorte de colloque pacifique entre des regards et des sourires étonnamment semblables de femmes arborant chacune son voile à sa façon, sans ostentation. Regards et sourires de femmes bien installées dans leurs identités respectives et les proclamant par leurs coiffes comme allant de soi. Pour elles, c’est l’ordre naturel des choses. Remises en question En les confrontant, la maronite, l’orthodoxe, la catholique, la sunnite, la chiite, la druze, Roger Moukarzel, reporter de guerre et auteur de Trait Portrait, reportage ethnologique comparatif sur la vie des maronites et des druzes, visait, encore une fois, à montrer qu’au fond, au-delà des fanatismes identitaires, c’est la même chaleureuse humanité, la même culture de base, pour ainsi dire, qui s’expriment. Ce qui sépare n’est peut-être pas aussi important que ce qui rapproche. Il suffirait de se regarder mutuellement en souriant pour ressentir l’inanité de tant de préjugés, de préventions, d’appréhensions. On attribue le voile aux mahométanes, mais voici que les chrétiennes, elles aussi, le portent tout aussi naturellement. En procédant ainsi, Roger Moukarzel escamote peut-être le vrai débat qui serait, par exemple, le statut de la femme en Orient. Mais c’est là une autre paire de voiles. Il a sans doute simplement voulu, par cette approche sensible, intelligente et généreuse, susciter des interrogations, des remises en question de convictions établies. La juste distance Ce n’est pas par hasard qu’il a joué sur les hiatus, les intervalles, les césures à l’intérieur des photos (les trois bandes) et entre elles. La séparation, le vide peuvent être créateurs ou destructeurs, rapprocher ou éloigner, selon l’amplitude qu’ils prennent. Ce thème, développé dans la première salle, où le spectateur vient s’insérer dans l’espace central aux points d’intersection des regards et des sourires des six femmes, est repris dans la seconde salle où les quatre films de la séparation des couleurs (cyan, jaune, magenta, noir) de deux grands clichés sont suspendus à une certaine distance les uns des autres, comme autant de voiles. Décomposition chromatique qui crée des effets d’aération, de transparence, de décalage et d’irréalité. Là aussi, c’est la juste distance qui compte: trop près, le sens est perdu, trop loin, l’image est perdue. Comment trouver la juste mesure, la juste proportion, la juste perspective, la juste centralité pour rendre possible une convivialité qui ne soit pas seulement un tissu de mensonges et un voile d’hypocrisie? Telle est peut-être la question que pose cette exposition à la fois modeste et ambitieuse. La notion de poubelle Dans la même mouvance, celui du reportage ethnographique, de la découverte de l’identité d’une ville et de ses habitants, se situe le travail de Jean-Luc Moulène Les heures immobiles de Bab el-Saray, à Saïda. Bab el-Saray est une charmante petite place, mais hélas tout aussi sale que le reste de la vieille ville, bijou urbain où la notion de poubelle semble inconnue, malgré les panneaux demandant aux citoyens de préserver la propreté de leur ville. Elle est située derrière Khan el-Franj, bien que presque personne ne vous l’indiquera aussi clairement. Les Sidoniens, du moins ceux à qui j’ai demandé mon chemin, semblent avoir une très vague idée de la topologie de leur ville. Aucun n’a signalé qu’on n’y accède qu’à pied et chacun a indiqué un itinéraire différent. On peut profiter de la visite pour voir ou revoir le musée de la savonnerie Audi, une petite merveille de restauration, et le palais Debbané, en cours de renaissance. Là, au lieu de dénuder les pierres brunes des assises alternées, on les a ripolinées d’une affreuse couleur chocolat noir pour accentuer le contraste, à titre, paraît-il, tout à fait temporaire. La Fondation Audi, sise dans la demeure familiale remise en état, et la Fondation Debbané sont, en tout cas, des exemples éloquents de ce qu’un mécénat intelligent peut et doit faire ailleurs, à Beyrouth, Jounieh, Jbeil, Batroun, Tripoli et ailleurs. Confrontation Bab el-Saray tient son nom de l’ancien sérail ottoman, actuellement occupé par une agence de l’Onu. On y trouve une mosquée, un café, des échoppes d’artisans, des boutiques modestes, des maisons, toute la vie interne d’une cité piétonne où défilent sans cesse des passants, écoliers, oisifs, chalands, fidèles, riverains, étrangers. Cadre parfait pour organiser une sorte de confrontation entre les habitants et leurs portraits, entre la ville réelle et la ville photographiée. Ici, au lieu de transparents, Jean-Luc Moulène a eu recours à de la toile plastifiée, les photos devant être accrochées en plein air à différentes hauteurs sur les murs des immeubles. Il faut repérer les images disposées de manière à lever les yeux, à regarder ce que, normalement, on ne regarde pas, à retrouver le familier sous un aspect insolite, à découvrir ou redécouvrir l’architecture de la place et des bâtiments qui l’entourent. Ici aussi, les notions de distance, d’intervalle, de césure jouent à plein, mais autrement. Tout comme chez Roger Moukarzel, ce n’est pas tant l’esthétique des photos qui importe, ni même, à la limite, leur contenu, que l’approche, la volonté de présenter une sorte de miroir public aux Sidoniens où ils peuvent se voir, humbles quidams, portraiturés et affichés en grand format à l’instar des stars et des politiciens. Mais accoutumance ou indifférence ou encore incompréhension, personne ne semble accorder la moindre importance aux images. La vie continue à se dérouler avec la même routine sous les photos géantes comme si elles n’existaient pas. De même qu’on ne voit pas les ordures qui traînent par terre, on ne voit pas les images incongrues qui semblent désormais faire partie, depuis toujours, de l’endroit, fondues dans le paysage urbain. Les heures immobiles de Bab el-Saray sont venues à bout des Heures immobiles de Bab el-Saray. Ici, le temps ne file pas, il stagne. Tics d’époque Le temps qui file, la Fondation arabe pour l’image tente d’en capter des traces à travers des photos de professionnels et d’amateurs. La sélection opérée dans ses archives par le musée Nicéphore Niepce a ceci de particulier qu’elle est axée sur le tout-venant des portraits de studios de ville, thème en vogue depuis quelques années, surtout quand il s’agit de photographes du tiers-monde. L’effet de suranné, quand la distance temporelle n’est pas encore assez grande pour qu’il prenne une allure carrément historique, se trouve ainsi corsé d’exotisme. Comme chez Moukarzel et Moulène, l’accent est mis sur l’identité du sujet photographié. On obtient, encore une fois, un effet ethnographique relativement modéré, bien que l’approche et la manière personnelle du photographe soient elles aussi mises en relief. Approche et manière qui reflètent des tics d’époque. Cette sélection reprend, pour l’essentiel, des photos déjà vues dans diverses expositions de la Fondation arabe pour l’image et ne reflète guère la diversité et la richesse des fonds qu’elle détient. Seule une photo remarquable, en plan rapproché, d’un nu obèse, sublime de kitsch, à la façon des photos licencieuses de la Belle Époque, prise d’ailleurs dans les années vingt par Farid Haddad, inconnu au bataillon, vient brouiller l’ordonnance et l’atmosphère guindées, mais qui se veulent plaisantes et amusées, de cette sélection orientaliste. Tout comme les photographes, les musées et leurs conservateurs ont leurs propres tics d’époque. Du voile au nu : c’est dans l’ordre des choses : tout ce qui est caché doit être, en fin de compte, révélé, en chambre noire ou en plein jour, en photographie ou dans la vie. (Au CCF). Joseph TARRAB
Dans la belle crypte aux pierres brunes de l’église Saint-Joseph, rue Monnot, une installation photographique de Roger Moukarzel: Le Voile. Terme à spectre sémantique assez large, le voile est, en photographie, la partie surexposée, brûlée, obscure d’une épreuve. Il cache ce que la photographie était censée montrer. Il joue le même rôle que le voile, coiffure de fin tissu qui...