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Actualités - OPINION

REGARD - La soie vivante, Bsous, Saadi Sinevi, Falougha, Anis Freiha Le passage entre deux mondes

Les routes de la soie, des épices, du sucre, du sel et d’autres denrées rares ou exotiques dans certaines contrées et abondantes et familières dans d’autres ont tracé, à travers l’histoire, un réseau nerveux de communications entre les continents, les peuples, les civilisations. Lorsque les secrets de fabrication détenus par l’Extrême-Orient finirent par s’ébruiter, les soyeux Lyonnais initièrent au XIXe siècle la production de la soie au Proche-Orient, au Liban en particulier, créant de nouvelles relations commerciales et stimulant la formation d’une nouvelle bourgeoisie locale manufacturière et négociante et d’une nouvelle classe ouvrière rurale. Décentralisation Les «karkhaneh» couvrirent le Liban de leurs longues et hautes bâtisses, des lofts à la libanaise, donnant l’exemple avant la lettre d’une décentralisation industrielle permettant d’éviter l’exode rural qui ne tardera pas à engorger la capitale après l’effondrement de cette production et de l’agriculture en terrasses, trop dure et peu rentable. Éminemment transformables, de par la flexibilité de leur espace intérieur, ces bâtiments, tous construits sur le même modèle, sans doute français, sont aujourd’hui pour la plupart désaffectés ou en ruine. Dans certains villages, ce sont les seuls monuments remarquables. À Frayké, Mounir Abou Debs, après avoir cédé sa magnanerie au peintre et sculpteur Alfons Philips pour en faire son atelier, a eu l’idée d’y organiser un festival d’arrière-saison en dehors des normes baalbecko-beiteddiniotes. À son tour, G. Asseily a réhabilité celle de Bsous, près de Aley, pour en faire une sorte de musée de la soie. Une exposition, «La soie vivante», y montre actuellement les différentes étapes de la sériciculture. Elle vaut le détour, ne serait-ce, encore une fois, que pour la nostalgie, une nostalgie sinon personnelle du moins historico-collective. Un personnage étonnant Bsous évoque pour moi un personnage étonnant, Saadi Sinevi, qui fut le premier à introduire le néon au Liban après avoir introduit les plaques de rue émaillées. Il fut peintre et calligraphe, premier président de l’Association des artistes peintres et sculpteurs et publia pendant une vingtaine d’années un mensuel, La voix de l’artiste. Il habitait à Aley où je lui rendis une dernière visite en 1983, juste avant le passage du cyclone de la guerre de la montagne. Après déjeuner, il pratiquait le violon, jouant en solitaire pour lui-même, souvent les larmes aux yeux, des morceaux d’une déchirante nostalgie, debout au milieu de son atelier, le regard perdu au loin. Comme s’il récapitulait sa longue vie (il allait sur ses 82 ans), ses succès, ses échecs, ses émotions, ses aventures entre la France où il avait étudié l’architecture (coincé à Paris par la Première Guerre mondiale, il gravait au burin les billets de la Banque de France pour gagner son pain), la Turquie d’où son père, haut fonctionnaire ottoman, était originaire, la Palestine et le Liban. Où, très vite, il renonça à l’architecture parce que ses clients étaient rétifs à ses directives d’orientation par rapport au soleil et aux vents dominants. À l’en croire, dès le premier quart du XXe siècle, plus personne ne voulait entendre parler d’architecture adaptée à l’environnement et au climat. Il était en train de rédiger ses mémoires, d’une manière fragmentaire. Il me montra un texte sur sa première rencontre avec Saliba Doueihi. Cœur œcuménique Je m’étais rendu chez lui pour lui commander une calligraphie. Cœur œcuménique, il me confia avoir maintes fois fait don de panneaux calligraphiques à des mosquées, des églises, des synagogues, car il maîtrisait l’art du bel écrire aussi bien en arabe, en hébreu qu’en langues latines. Sa calligraphie la plus quotidiennement familière aux Libanais est celle du nom du quotidien an-Nahar. Il m’offrit, pour revenir à Bsous, une petite aquarelle, une pochade représentant quelques vieilles maisons de ce village flanquées d’un long escalier s’engouffrant dans des frondaisons, avec la dédicace suivante : «À mon ami J.T., en souvenir des jours heureux». Avait-il eu, en ce moment de grande sérénité vespérale, l’intuition des drames qui allaient bientôt survenir: la mort tragique de sa femme, la guerre de la montagne, son départ précipité pour la Scandinavie où il allait mourir en exil auprès d’une de ses filles? La loi du silence Saadi, vers la fin de sa vie, était habité par une tristesse infinie qu’il essayait de soigner par le violon et la boisson. Ce qui lui pesait tellement sur le cœur, me confia-t-il lors de notre dernière rencontre, était un secret qu’il était tenu de ne révéler à personne, même pas à sa famille. Cette rigoureuse loi du silence avait fait de lui un artiste, en quête de toutes les formes d’expression. Mais elle le rongeait de l’intérieur. Comme je m’apprêtais à partir, il me chuchota furtivement la cause de son tourment, en me sommant de la garder pour moi. Et il me mit entre les mains un article de revue qui ne le concernait pas: «Tu comprendras». J’ai compris, mais je respecterai la consigne. Une servante au grand cœur Comme la mémoire est curieuse : en écrivant sur Saadi, Bsous et la sériciculture, soudain me revient, avec une grande clarté, un pan immergé de mon enfance. Comment avais-je pu oublier que, dans le jardin de la demeure familiale, rue Justinien, à Beyrouth, où poussaient maints arbres fruitiers, dont deux mûriers, une servante au grand cœur, venue de la montagne, nous avait initiés à l’élevage du ver à soie: nous passions des heures à observer les chenilles à l’appétit vorace consommer des quantités incroyables de feuilles, nous suivions avec passion le coconnage, nous guettions la métamorphose de la chrysalide en bombyx, nous tremblions au moment de l’ébouillantage, nous dévidions les cocons avec l’entrain d’une longue attente enfin comblée. Le salariat industriel Pour nous, c’était à la fois une leçon de choses et un jeu. Pour elle, c’était la nostalgie de tout un mode de vie rural désormais révolu. Bientôt, elle nous annoncera, non sans fierté, sa prochaine entrée en usine, perçue comme une promotion sociale. Le service domestique était une étape à dépasser au plus vite, le temps de se familiariser avec la vie urbaine, vers le salariat industriel. Toute une époque tirait à sa fin. Beyrouth, longtemps chrysalide végétant, heureuse, dans son cocon, allait se métamorphoser en magnifique papillon, en cité trépidante avec l’afflux des réfugiés nantis et/ou instruits de la région, fuyant les nationalisations. Les pétrodollars n’allaient pas tarder non plus. Mais le papillon ne fera que quelques tours avant d’être pris dans le filet des contradictions internes et externes. Cure d’eau minérale Tous ces souvenirs me donnent soif et, en buvant, d’anciennes images me reviennent. Comme j’étais un enfant à la santé fragile, un pédiatre avisé avait fini par conseiller à mes parents de délaisser Aley pour aller passer l’été à Falougha, en cure d’eau minérale. L’eau de la source de Sohat arrivait chaque jour vers midi dans des jarres à dos d’âne ou de mulet à l’hôtel où nous logions. Vous pouviez dévorer un bœuf, deux verres de cette eau miraculeuse vous mettaient en mesure d’en dévorer un second. Dès le premier été, je fus immunisé contre toutes les maladies. À l’époque, les riches Égyptiens d’origine libanaise venaient passer un mois à Falougha et un mois à Naas pour profiter des vertus si différentes de leurs eaux. C’était avant la Révolution. La montagne pyramide Un jour, la fille (ou peut-être la petite-fille) du propriétaire du journal al-Ahram, Bechara Takla, m’avoua, avec un étonnement non dissimulé: «Je croyais que le Mont-Liban était comme les pyramides. Je n’aurais jamais imaginé les routes, les maisons, les champs, les villages». Il n’y avait pas encore de télévision. Et la source n’avait pas encore était réservée à l’usage privé du propriétaire de la première usine d’eau minérale au Liban qui commercialise une denrée qui a peu à voir avec celle que les empereurs romains d’origine orientale prisaient déjà, la faisant acheminer jusqu’à Rome. Histoire de la vie quotidienne Les jarres ont été supplantées par les bouteilles en plastique, les mulets par les camions. Nostalgie? Non, bribes de vie quotidienne au Liban avant le déluge. Amine Rihani, Maroun Abboud, Anis Freiha ont écrit leurs mémoires bucoliques avec une forte dose de nostalgie. Ils évoquaient la «civilisation du village libanais» selon la forte expression de Freiha. Raja Choueiri, excellent vulgarisateur en français des œuvres littéraires de Gibran, de Rihani, de Neaïmeh, vient de publier Nostalgie, Sagesse et Folklore au Liban selon Anis Freiha. Un ouvrage à conseiller, plein de thèmes, de vues, d’analyses, de substance. Freiha parle d’un monde révolu, victime de la modernité. À ma connaissance, il n’y a rien ou presque sur les années de transition, sur le passage entre deux mondes, je veux dire un ouvrage d’historien de la vie quotidienne armé non seulement de nostalgie, de sentiments, de souvenirs, d’anecdotes, mais de documents, de statistiques, d’analyses de fond, loin du dévidage et du filage linéaires des événements. (Magnanerie de Bsous) Joseph TARRAB
Les routes de la soie, des épices, du sucre, du sel et d’autres denrées rares ou exotiques dans certaines contrées et abondantes et familières dans d’autres ont tracé, à travers l’histoire, un réseau nerveux de communications entre les continents, les peuples, les civilisations. Lorsque les secrets de fabrication détenus par l’Extrême-Orient finirent par s’ébruiter, les soyeux...