Rechercher
Rechercher

Actualités - REPORTAGE

Entretien avec l’économiste Rock-Antoine Mehanna, consultant auprès de la Banque mondiale Le Liban a un budget militaire disproportionné(PHOTOS)

Les dépenses de notre « grande muette » sont supérieures à la moyenne mondiale, il faut donc réagir en diminuant les fonds alloués à notre budget militaire à l’heure où le Liban cherche par tous les moyens à assainir ses finances et à éviter une débâcle économique majeure aux conséquences imprévisibles. C’est ce qu’affirme en substance l’économiste Rock-Antoine Mehanna, professeur à l’Université de Wartburg, dans l’Iowa, et consultant auprès de la Banque mondiale et de la Cnuced (Conférence des Nations-unies pour le commerce et le développement), dans une interview accordée à L’Orient-Le Jour. Dans la première recherche du genre, étudiant le lien de causalité entre les dépenses militaires et le développement économique au Liban, M. Mehanna a exposé les résultats de ses recherches dans le cadre de la IVe Conférence internationale sur les économies et les finances des pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord qui a eu lieu la semaine dernière à la Lebanese American University. Utilisant des outils économétriques avancés, l’étude de M. Mehanna s’est penchée sur les solutions au problème de la dette publique libanaise en traitant le cas particulier des dépenses militaires. Dans son rapport, M. Mehanna aborde deux problèmes majeurs : le volume de nos dépenses militaires et celui de la main-d’œuvre mobilisée par ce secteur. À ce propos, l’économiste affirme que les dépenses militaires accaparent 4 % du revenu national brut (RNB) libanais, alors que la moyenne mondiale s’inscrit autour de 2,3 % (voir tableau). En plus, ces dépenses forment 11 % des dépenses publiques, un pourcentage considérablement élevé. Déjà en 1992, elles représentaient le triple de la moyenne européenne et dépassaient de 55 % la moyenne des pays à haut revenu. Paradoxalement, alors que les pays du monde entier, y compris ceux du Moyen-Orient, pourtant particulièrement dépensiers dans ce domaine surtout après la guerre du Golfe, ont effectué des coupes importantes dans leur budget militaire et ont procédé à des réductions dans leurs personnels affectés à la défense, le Liban a continué à accroître son budget militaire et à enrôler plus de soldats. Des effets négatifs Du point de vue théorique, le chercheur indique que la relation entre les, dépenses militaires et le développement économique est très controversée car il n’existe pas de cadre théorique adéquat ou d’évidences empiriques à ce sujet. Néanmoins, les analystes s’accordent sur plusieurs résultats vérifiés. Ainsi les dépenses militaires peuvent avoir des incidences négatives, en privant les secteurs productifs de capitaux utilisés à des fins militaires. Selon M. Mehanna, l’armée libanaise accapare d’importantes ressources financières particulièrement indispensables dans la situation actuelle à des projets de développement comme l’éducation, l’agriculture, la santé ou même pour le secteur privé. Ces dépenses peuvent à l’inverse avoir des effets positifs : augmentation de la consommation par le biais des salaires versés au personnel militaire, et la sécurité interne efficacement assurée par l’armée, ce qui conforte la stabilité politique. Partant de ce principe, les sommes allouées à l’armée peuvent être réorientées vers d’autres services étatiques plus performants. Quant à l’argument sécuritaire, d’aucuns pensent, ajoute M. Mehanna, qu’il n’est pas réaliste d’octroyer à l’armée un rôle qu’elle n’est pas en mesure d’assumer. En effet, les forces armées libanaises ne peuvent être comparées à celles de ses voisins. Sa souveraineté est par ailleurs contestée étant donné qu’une partie de son territoire reste occupée (fermes de Chebaa), qu’une armée étrangère est présente sur le sol national et que de hautes considérations politiques empêchent le déploiement de l’armée dans le Sud libéré, laissant le terrain libre à une milice non gouvernementale… Sur un autre plan, des auteurs toujours cités par M. Mehanna signalent l’efficacité de l’effort de recherche et de développement fourni par les forces armées des pays industrialisés. Aux États-Unis par exemple, les inventions militaires recyclées dans le secteur civil sont à la base de la « société postindustrielle » des pays développés. Ainsi, l’ordinateur, les télécommunications et Internet, trois secteurs industriels constituant actuellement le moteur des économies occidentales, sont nés dans les laboratoires militaires. Ce n’est pas le cas de nos forces armées qui importent la totalité de leur matériel à prix fort…et en devises. Des effectifs en surnombre Pour ce qui est des effectifs de l’armée, M. Mehanna affirme que l’effet de « déviation » du capital humain du secteur privé vers le secteur militaire a un impact négatif encore plus grand sur le développement économique que celui du budget de la Défense. En effet, ses calculs économétriques ont démontré que chaque 1 % de la main-d’œuvre « déviée » du secteur privé vers le secteur militaire coûte 0,5 % de développement économique, soit 86 millions de dollars par an. De même, chaque 1 % du revenu national brut consacré à la défense prive le pays de 0,5 % de croissance économique. Sachant que la croissance de l’économie nationale s’est établi ces dernières années entre – 0,5 % et +0,5 %, il aurait suffi que le pouvoir décide de réduire ses dépenses militaires de 25 % pour assurer au pays une croissance qui lui manque cruellement… L’urgence d’une solution Ainsi détaillés, ces faits interpellent le gouvernement libanais pour trouver une solution urgente au problème des dépenses militaires. Selon M. Mehanna, le pouvoir doit réduire substantiellement les dépenses et le nombre du personnel militaire ainsi que son salaire et autres privilèges, surtout ceux des officiers de haut rang, qui doivent être traités à pied d’égalité avec les autres fonctionnaires. Le gouvernement doit abandonner la politique de défense qui l’a amené à augmenter ses effectifs militaires de 54 % en cinq ans pour atteindre actuellement 58 000 militaires, alors que les statistiques montrent une baisse de la moyenne mondiale dans ce domaine. Le Liban doit réaliser que la recherche de la sécurité et de la stabilité interne passe par la réallocation de ces ressources pour les services de police et par l’investissement dans des programmes sociaux pour la lutte contre la criminalité et la valorisation du capital humain. Le Liban y gagnerait aussi, conclut M. Mehanna, en adoptant une politique extérieure stabilisatrice dans une région en crise et plus que jamais troublée. Roger BARAKEH « Réduire les dépenses publiques, défendre la livre, privatiser les secteurs défaillants » Le gouvernement actuel croit trouver la solution en augmentant les recettes fiscales. L’instauration de la TVA, l’augmentation des taux d’imposition dans certains secteurs et l’amélioration de la collecte d’impôts sont certes des mesures louables. Mais pourquoi ne réduit-on pas les dépenses ? C’est la question posée par Rock-Antoine Mehanna qui mise sur cette autre composante du budget pour faire sortir l’économie de son cercle vicieux. En effet, le Liban souffre d’un déficit budgétaire aggravé dont la moitié est accaparée par la lourde facture du service de la dette. Le reste est assigné aux salaires des fonctionnaires et autres services de l’État. Il est donc judicieux, estime l’expert, d’essayer de réduire ce déficit non seulement en augmentant les recettes, mais aussi en économisant une partie des dépenses dont la majorité est contre-productive. En plus, la politique d’augmentation des prélèvements obligatoires en temps de récession paraît risquée. Le gouvernement doit par contre chercher à alléger les charges fiscales pour relancer la croissance et encourager l’investissement. Le gouvernement s’est fixé comme objectif une réduction de 5,3 % des dépenses et une augmentation de 13,6 % des revenus. M. Mehanna critique cette politique et préconise la limitation des dépenses publiques en réévaluant les salaires et, précisément, en procédant à une réduction des dépenses militaires. La défense de la livre Par ailleurs, M. Mehanna approuve la politique monétaire menée par le gouvernement. Une politique dont l’objectif principal est le maintien de la livre libanaise à son niveau actuel face au dollar. M. Mehanna justifie son point de vue par une étude de simulation économique qu’il a menée confirmant le danger d’une dévaluation de la livre. L’économiste réfute ainsi les thèses prônant une dévaluation pour réduire la dette dont une bonne partie est souscrite en livres libanaises. L’abandon du soutien à la livre créerait, selon M. Mehanna, une hyperinflation rapide dont les conséquences, sur le niveau de vie des Libanais et l’économie en général, seront plus dévastatrices que les pires moments des années 80. La nécessité de la privatisation En attendant, la Banque du Liban réussit tant bien que mal à trouver les dollars nécessaires pour mener à bien sa politique. Mais l’année 2003 pourrait cacher de mauvaises surprises, vu que le gouvernement aura à rembourser une tranche de la dette qui s’élève à 950 millions de dollars, contre une échéance de 112 millions seulement en 2002. Par ailleurs, la privatisation de certaines sociétés publiques est cruciale, tant pour leur apport en argent frais pour les caisses de l’État, que pour la réduction des fonds consacrés à la survie de ces entreprises défaillantes, comme l’EDL, les télécommunications et autres, à l’exception du secteur de la téléphonie mobile qui engrange des bénéfices. Cette privatisation est chaudement conseillée par la Banque mondiale et le FMI, mais le processus provoque des conflits d’intérêts dans les hautes sphères du pouvoir et continue à semer la discorde entre les membres de la troïka. Quoi qu’il en soit, la privatisation reste la seule issue à la crise, pourvu qu’elle soit menée d’une façon scientifique et optimale, loin de l’ambiance factionnaire des politiques, conclut M. Mehanna. Argentine, Turquie… des scénarios qui font peur Choqués par les événements relayés par les médias, beaucoup de Libanais vivent dans la crainte de subir un jour le calvaire de millions d’Argentins, profondément affectés par la crise économique, financière et sociale aiguë que traverse leur pays. L’Église argentine a souligné avec insistance ces derniers mois sa préoccupation quant à la dégradation de la situation économique et sociale d’une grande partie des 36 millions d’Argentins, dont la moitié vit en dessous du seuil de pauvreté. Après 47 mois de récession et de progression inquiétante du chômage, touchant plus de 22 % de la population active, les Argentins doivent également faire face depuis le début de l’année à une forte hausse du coût de la vie, consécutive notamment à la dévaluation de la monnaie nationale, le peso, et des restrictions sur les retraits bancaires qui ont suivi. Même scénario en Turquie, où les crises politico-financières récurrentes ont fait perdre à la livre turque plus de 60 % de sa valeur. Cependant, il est difficile de comparer la situation financière du Liban à celle de ces deux pays. La crise argentine est le résultat de l’adoption d’une politique monétaire aberrante qui consistait à maintenir la parité fixe entre la monnaie argentine, le peso, et le dollar, et cela dans le but de remédier à l’inflation endémique dont souffre la majeure partie des pays d’Amérique latine. Résultat : le gouvernement a dépensé des sommes énormes pour soutenir le peso qui, par sa cherté, a sérieusement grevé les exportations en rendant les produits argentins plus chers et donc moins accessibles. L’Argentine a ainsi subi une concurrence accrue du Brésil en raison de la dévaluation persistante du real. Au Liban, le prix de la guerre civile et de la politique adoptée par les gouvernements successifs de M. Hariri, qui, misant sur la paix régionale, a lourdement investi dans les travaux d’infrastructure, sont les causes principales du gonflement de la dette et de la fragilité de la livre. Seul point commun, l’existence dans ces trois exemples des mêmes effets néfastes de la corruption, de la faiblesse de la démocratie et du manque de sagesse politique menant à l’instabilité. Malgré les précédents turc et argentin, il est impossible de prévoir l’évolution de la situation économique au Liban, tant il est difficile d’évaluer aujourd’hui combien de temps le gouvernement pourra encore soutenir la livre. R.B. « Dépenses militaires et corruption vont de pair » Des économistes ont réussi à établir une relation directe entre l’augmentation des dépenses militaires et celle de la corruption. Selon une étude portant sur 120 pays entre 1985 et 1998, les économistes Sanjeev Gupta et Paul Mauro ont prouvé que la hausse des dépenses militaires mène à une augmentation de la corruption et a donc une incidence négative sur la croissance et le développement. Les responsables politiques profitent du secret sur les détails des dépenses militaires pour détourner les fonds alloués à la défense. Parmi les moyens les plus efficaces pour lutter contre la corruption figurent le renforcement de la démocratie (contrôle parlementaire, séparation des pouvoirs), la décentralisation administrative, l’augmentation des revenus des fonctionnaires et la baisse des dépenses militaires. La Banque mondiale a récemment déterminé dans une étude que la main-d’œuvre féminine est moins touchée par la corruption, les femmes étant moins disposées à tricher que leurs collègues masculins… R.B. Les crises économiques depuis 1997 ASIE - La crise monétaire et financière ou crise des pays émergents naît en 1997 avec la dévaluation du baht thaïlandais et se poursuit en 1998. La faillite de la banque Peregrine, la plus importante banque d’investissements de Hong Kong, entraîne début 1998 des baisses spectaculaires sur les places financières. En Indonésie, sur fond de crise économique sans précédent, le président Suharto est acculé à la démission. Le chômage touche 16,8 % de la population en Indonésie, 6,7 % en Corée du Sud, 8,8 % en Thaïlande et 4,1 % au Japon, qui entre en récession après deux trimestres de croissance négative. Le Japon enregistre en septembre 1998 sa plus grosse faillite depuis 1945, celle de Japan Leasing, filiale du groupe bancaire en difficulté Long-Term Credit Bank. En novembre, le gouvernement adopte un plan record qui dépasse 190 milliards de dollars pour relancer son économie après un plan de sauvetage pour les banques. RUSSIE - Le 17 août 1998, le rouble est dévalué et la Russie gèle partiellement le remboursement de sa dette, déclenchant une débâcle du système financier. Le gouvernement décide, sous la pression des marchés, d’élargir la fluctuation du rouble. Il gèle les remboursements sur sa dette intérieure (GKO, bons du Trésor) tandis que les banques suspendent pour trois mois leurs engagements avec l’étranger. La crise russe fait plonger à plusieurs reprises l’ensemble des marchés boursiers mondiaux. TURQUIE - La crise politique au sommet de l’État turc qui éclate le 19 février dernier, entre le Premier ministre Bülent Ecevit et le président Ahmet Necdet Sezer, fait plonger de 18 % la Bourse d’Istanbul et entraîne un manque de liquidités qui oblige la Banque centrale à sortir de sa réserve, à peine trois mois après une grave crise financière. La Bourse d’Istanbul réagit en dégringolant, 5 milliards de dollars sont sortis du pays en quelques heures, et les taux d’intérêt se sont à nouveau envolés. La Turquie abandonne le 22 février son système de taux de changes fixes mis en place fin 1999 dans le cadre d’un accord avec le Fonds monétaire international (FMI), ce qui entraîne de fait une dévaluation de la livre turque. AMÉRIQUE LATINE - Les conséquences de la crise pour l’Amérique latine, grande consommatrice de capitaux étrangers, ont été visibles fin 1998 : les investisseurs se réfugient notamment vers les bons du Trésor des États-Unis. De nombreux pays (Argentine, Chili, Colombie, Honduras, Paraguay, Uruguay, Venezuela) sont durement touchés, le pays le plus affecté étant l’Équateur. Dans le sillage de la crise au Brésil, qui dévalue sa monnaie en janvier 1999, le continent latino-américain va connaître une récession de 0,5 % cette année-là. Le Brésil, qui représente à lui seul 40 % du produit intérieur brut du continent, profite d’une aide internationale de plus de 40 milliards de dollars. Fin 1999, l’Argentine qui figure parmi les pays les plus endetté du monde négocie avec les organismes monétaires un crédit de plus de 20 milliards de dollars. Les USA sauvèrent le Mexique de la crise « Tequila » en 1994 Le Mexique qui, comme l’Argentine aujourd’hui, était en 1994 au bord du plus grave effondrement financier et économique de son histoire, avait été sauvé de justesse par une rapide et généreuse intervention de son voisin américain, mais il avait dû et su s’imposer un douloureux programme d’austérité. À l’époque, la grande crise locale, connue sous le nom « d’effet Tequila », avait laissé ce pays de 100 millions d’habitants, soit trois fois plus que l’Argentine, au bord de la cessation de paiements. La situation sociale était explosive, avec des assassinats de dirigeants politiques de tous bords, et les réserves du Trésor avaient plongé de 28 à 4 milliards de dollars à la veille de Noël, au moment de l’arrivée au pouvoir du président Ernesto Zedillo, du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI). Mais le Mexique profitait d’une situation aussi embarrassante que privilégiée face à son grand voisin, avec qui il partage une frontière terrestre de 3 200 kilomètres et dans lequel vivent 14 millions d’émigrés mexicains, dont le quart en situation illégale. L’Administration américaine de l’époque, sous le président démocrate Bill Clinton, n’avait donc aucun intérêt, même au lendemain de la fin du communisme, à rester les bras croisés devant l’effondrement du Mexique. Et ce d’autant plus que le peso mexicain plongeait de jour en jour face au dollar, augmentant d’autant la dette extérieure du pays. Aussitôt dit, aussitôt fait, les États-Unis avaient accordé 20 milliards de dollars à leur voisin, suivis aussitôt de 17 mds USD du Fonds monétaire international (FMI), 10 mds USD de la Banque mondiale et encore 1 md USD du Nadbank, mécanisme prévu par le Traité de libre commerce d’Amérique du Nord (TLCA). Les fonds s’étaient alors mis à arriver de toutes parts dans ce pays où plus de la moitié des habitants vivaient encore dans la pauvreté, mais qui est aujourd’hui la 9e puissance économique mondiale. Il s’agissait en fait et surtout, à l’époque, pour l’Administration américaine, d’arrêter un « effet domino » qui pouvait mener la crise mexicaine du Rio Grande jusqu’à la Terre de Feu, au sud du continent latino-américain.
Les dépenses de notre « grande muette » sont supérieures à la moyenne mondiale, il faut donc réagir en diminuant les fonds alloués à notre budget militaire à l’heure où le Liban cherche par tous les moyens à assainir ses finances et à éviter une débâcle économique majeure aux conséquences imprévisibles. C’est ce qu’affirme en substance l’économiste...