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Actualités - INTERVIEWS

Interview - « Il faut oublier la théorie du choc des civilisations », selon le politologue français Bertrand Badie : « La souveraineté comme rejet d’une domination est éternelle »

Bertrand Badie est politologue, sociologue et spécialiste en relations internationales. Professeur à l’Institut d’études politiques (IEP) à Paris, il est surtout connu pour ses essais, notamment sur la dynamique de l’État : L’État importé, Les Deux États, et, plus récemment, en l’an 2001, Un Monde sans souveraineté. Dans les cercles d’étudiants politistes libanais et non-libanais, Bertrand Badie est devenu, au fil des années et des œuvres, les siennes, une référence. De passage à Beyrouth la semaine dernière dans le cadre d’un colloque sur le thème « Citoyenneté et déconstruction de l’État » organisé par l’École doctorale francophone de science politique de la faculté de droit et de sciences politiques (FDSP) de l’Université Saint-Joseph, avec la coordination de Mme Fadia Kiwan, vice-doyenne de la FDSP, M. Badie a répondu aux questions de L’Orient-Le Jour, simplement, spontanément et sans fioritures. Son rapport au Liban, qu’il connaît bien, Bertrand Badie le qualifie de « multiple et très fort ». « J’ai coutume de dire que le Liban est équidistant du pays de mon père, l’Iran, et du pays de ma mère, la France. Le Liban est au milieu, du point de vue affectif et émotionnel, mais aussi du point de vue de la réflexion sur ma propre histoire. Lorsqu’il rentrait en Iran depuis la France où il faisait ses études, mon père passait par Beyrouth, qui était une escale essentielle. Mais, au-delà de cet aspect affectif, le Liban est pour moi un nœud extraordinairement important entre des espaces qui, du point de vue des relations internationales, sont essentiels : Orient/Occident, monde méditerranéen/monde de l’Asie, de l’Afrique et de l’Europe. C’est aussi à cette identité extraordinairement riche que le Liban doit son histoire de martyr », affirme-t-il. Et de poursuivre : « Pour quelqu’un comme moi qui s’intéresse aux relations internationales et qui est persuadé que c’est à travers beaucoup plus les logiques de cœxistence et d’interdépendance que se construira le monde de la globalisation, le Liban est certainement une terre que l’on regarde d’une manière toute particulière. » Oublier le choc des cultures Que pense-t-il du discours local selon lequel, après les événements du 11 septembre 2001, le Liban, de par ses spécificités géographiques et sa structure pluricommunautaire, serait immunisé contre « le choc des civilisations » tel qu’envisagé par Samuel P. Huntington et, tout au contraire, investi d’une mission de « dialogue des cultures » ? La réponse est lapidaire, et comporte deux parties, l’une d’ordre général et l’ordre concernant le Liban : « Il faut oublier Huntington. Il s’est trompé. D’ailleurs, il n’est pratiquement plus enseigné en France. Dans mes cours, je n’y fais plus référence. Cette interprÉtation culturaliste des relations internationales est totalement abusive et en réalité fausse. Si l’on regarde les conflits internationaux les plus violents qui se sont produits depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et la fin de la bipolarité, ils sont davantage intraculturels qu’interculturels. Exemples : la guerre Iran-Irak, la plupart des conflits en Afrique. Ce ne sont pas les affrontements de culture qui ont marqué cette période. D’autre part, c’est faire très peu de cas des logiques politiques. Ces dernières sont doubles. C’est ce que j’ai coutume d’appeler l’impuissance de la puissance : l’impuissance des États-Unis à gérer leur propre domination et leur propre hégémonie, et donc les réactions classiquement brutales qui caractérisent la diplomatie américaine. Il y a aussi cette démultiplication “d’entrepreneurs politiques” qui, en fait, agitent le chiffon rouge de l’opposition des cultures pour se constituer une clientèle. » S’il rejette l’optique du « choc des civilisations », Bertrand Badie n’est pas tendre non plus avec le « dialogue des cultures » : « Même cette notion ne m’intéresse pas. Elle fige ces cultures, en considérant qu’elles sont étrangères les unes aux autres. Ce n’est pas ici, au Liban, qu’on peut se permettre de dire que des cultures vivent en se regardant. Au contraire, elles vivent de plus en plus en s’interpénétrant et en se déterritorialisant, en allant les unes chez les autres. Alors, “choc des cultures” ou “dialogue des cultures” ? À mon avis, il faut oublier tout cela. » Les identités meurtrières Dans « Les Identités meurtrières », l’écrivain franco-libanais Amin Maalouf avait développé la notion d’identité composite et pluraliste, chaque individu étant amené, dans le cadre justement de cette interpénétration des cultures à l’heure de la mondialisation, à cœxister avec ses origines multiples. Que pense Bertrand Badie de cette conception, lui qui est de père iranien et de mère française ? « J’aime bien ce que dit Amin Maalouf. Je me retrouve assez largement derrière ses thèses. Nous allons vers un monde qui est celui des sociétés ouvertes, où les individus vont être amenés à interagir de plus en plus au-delà de leurs différences culturelles et à recomposer leur identité de manière beaucoup plus libre qu’autrefois. L’identité citoyenne et nationale n’aura plus cette vertu dominante, hégémonique et quasiment exclusive qu’elle a aujourd’hui. C’est précisément parce que nous entrons dans ce monde de fluidité, d’ouverture et de pluralité d’identités que l’on assiste à ces crispations particularistes et identitaires. Vous savez que les soubresauts les plus violents sont ceux de la fin et je crois que ce changement dans les logiques identitaires et un bouleversement qui contrarie les intérêts et les habitudes. C’est à cause de cela que les “entrepreneurs identitaires” savent encore mobiliser en leur nom aujourd’hui. » Serait-ce une solution au « problème » libanais, à un certain cloisonnement communautaire ? « La rapidité remarquable avec laquelle le Liban est sorti de la guerre civile est signe de ce que peut apporter la mondialisation aujourd’hui. Bien entendu, il ne faut pas attendre que le Liban soit le porte-drapeau de ce nouvel ordre mondial parce qu’il doit vivre avec une mémoire de souffrance, une mémoire institutionnelle, faite de confessionnalisme ossifié et de quantité d’intérêts politiques qui se sont greffés sur ce “fond de commerce identitaire”. Tout ceci ne s’abolit pas d’un trait de plume. Si vous mettez cela en perspective avec quelque chose d’apparemment éloigné, la montée des populismes en Europe, vous retrouverez les mêmes peurs et les mêmes intérêts menacés. » C’est dans ce cadre que Bertrand Badie voit la résurgence du Front national en France, mais c’est aussi ainsi qu’il explique la mobilisation populaire entre les deux tours de la présidentielle. « Le Pen mis en échec par un électorat transpartisan, mais aussi par une majorité de non-électeurs : des jeunes qui n’ont pas le droit de vote et des immigrés qui ne l’avaient pas. Il y avait dans la rue plus de drapeaux palestiniens, algériens, tunisiens, turcs et marocains que français. Cela préfigure un nouvel ordre international », dit-il. En d’autres termes, une réaction de la mondialisation à une de ses déviances ? « Oui, on peut dire les choses comme ça. C’est surtout la naissance de mouvements d’une nature nouvelle, les mouvements de mobilisation politique transnationale qui vont désormais faire l’actualité pour le meilleur et pour le pire. » Un Liban sans souveraineté ? Dans son dernier opus, Un Monde sans souveraineté, Betrand Badie annonçait le déclin du principe de souveraineté dans le monde, à travers une analyse mêlant philosophie politique, histoire et sociologie des relations internationales. Un problème qui se pose aussi au Liban, où certaines voix officielles s’élèvent de temps à autre pour critiquer le mouvement étudiant qui réclame le retrait syrien, affirmant qu’il faut cesser de réclamer la souveraineté parce qu’il s’agit « d’une notion archaïque ». Bertrand Badie partage-t-il cette opinion ? « Dans mon livre, et dans un certain nombre d’articles ultérieurs, j’ai pris soin de distinguer deux sens à la souveraineté : il y a la souveraineté comme revendication contre une domination. Celle-là est éternelle. La domination est phénomène intimement lié au jeu social. Quand il y a une domination, il y a une mobilisation revendiquant de s’en émanciper. Cet aspect de la souveraineté est fondamental et énormément respectable. Mais il est un autre aspect de la souveraineté, qui est la description d’un ordre institutionnel, celle de la détention du pouvoir ultime. Qui entraîne la double idée que l’on peut construire un système politique autour de l’hypothèse souverainiste et, mieux encore, un ordre international autour de cette hypothèse. C’est cela que je dénonçais dans mon livre parce que nous sommes entrés dans un monde où les interdépendances et les fluidités identitaires sont telles que cette forme de souveraineté est devenue impossible. Et, face à cette mise en échec de la souveraineté comme ordre politque, il y a une redécouverte de l’humanité se substituant à l’idée de nation, à travers la référence aux droits de l’homme et à un nouvel universalisme. Mais il faut éviter que cet universalisme ne devienne un instrument cynique entre les mains des plus puissants pour rejustifier leur domination. D’autre part, cet ordre humaniste international est impossible tant que les émancipations ne sont pas faites. La réalisation de cet ordre n’est possible qu’à partir de l’abolition préalable des formes de domination les plus exigeantes – héritées du passé colonial. » Un sujet que Bertrand Badie développe justement dans le cadre de son prochain livre, qui sort en septembre, sur la diplomatie des droits de l’homme et la construction de l’humanisme international. Un dernier message adressé aux Libanais : « La région est en train de vivre le plus grand des dangers, lié à l’inconscience de ceux qui ont pris le parti de laisser Ariel Sharon faire son travail, c’est-à-dire cette incapacité de la communauté internationale à endiguer une politique de pure folie qui risque de créer un climat de violence extraordinairement difficile à gérer et qui est lié à cette incompréhension de la tragédie du 11 septembre quant à la nature nouvelle de la violence internationale. Laquelle est de moins en moins une violence d’État, et de plus en plus une violence sociale. Tant qu’on ne saura pas agir sur les défauts d’intégration sociale mondiale, on sera confronté à une violence sociale dangereuse. Et donc, la région, et plus précisément le Liban, risque d’être un nouvel épicentre. Ce n’est pas un appel au martyre que je lance, mais à la lucidité et au réalisme. » Michel HAJJI GEORGIOU
Bertrand Badie est politologue, sociologue et spécialiste en relations internationales. Professeur à l’Institut d’études politiques (IEP) à Paris, il est surtout connu pour ses essais, notamment sur la dynamique de l’État : L’État importé, Les Deux États, et, plus récemment, en l’an 2001, Un Monde sans souveraineté. Dans les cercles d’étudiants politistes...