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Actualités - INTERVIEWS

Entretien - Le juriste français fait le point pour « L’Orient-Le Jour » Dominique Rousseau : Les Libanais doivent se réapproprier leur Constitution(photo)

Dominique Rousseau est constitutionnaliste, professeur à l’Université de Montpellier I et membre de l’Institut universitaire de France. Il se trouve actuellement au Liban où il a participé à un colloque sur le thème de la Constitution organisé par le CERCOP (Centre d’études et de recherches comparatives constitutionnelles et politiques de Montpellier), une équipe de recherches qu’il dirige et qui aura bientôt un observatoire à Beyrouth. Depuis plus d’une quinzaine d’années maintenant, son centre d’intérêt est le droit constitutionnel et les institutions politiques comparées : il est l’un de ceux qui ont permis au Conseil constitutionnel français de la Ve République de se « juridiciser », c’est-à-dire de se dépolitiser, de parvenir progressivement à une indépendance par rapport au pouvoir exécutif. Une évolution qui a été lente en France où le contrôle de la constitutionnalité des lois a été longtemps relevé du sacrilège parce que portant atteinte au dogme intouchable de la souveraineté nationale. Dominique Rousseau a beaucoup écrit sur le sujet, mettant en exergue la nécessité de faire du Conseil constitutionnel français « une vraie juridiction », et de trancher « l’ambiguïté » dans laquelle était né cet organe en 1958. Ambiguïté présente dans le terme même de « Conseil » constitutionnel, terme politique qui ne mettait pas en relief le caractère juridique de l’organisme de contrôle de la constitutionnalité des lois, une orientation dans laquelle il s’est engagé au terme d’une évolution propre. Ce constitutionnaliste français a eu l’occasion de rencontrer beaucoup de collègues et d’étudiants libanais dans le cadre de ses recherches. L’un de ces étudiants, Wassim Massouri, aujourd’hui professeur à l’UL, a d’ailleurs préparé une thèse de DEA sous sa direction sur « le contrôle de constitutionnalité des lois au Liban », une recherche qui doit être publiée dans le courant de l’année prochaine. D’où la rencontre inévitable de Dominique Rousseau avec le Liban. C’est d’ailleurs sa quatrième visite depuis 1996, année où il avait été invité dans le cadre du salon Lire en français et musique. L’actuel recteur de l’Université libanaise (UL), M. Ibrahim Kobeyssi, lui avait alors demandé de donner des cours à la filière francophone de la faculté de droit de l’UL. Ce que Dominique Rousseau a fait durant un certain temps, tout en gardant sa chaire à Montpellier I. La culture juridique, cette nécessité Pour M. Rousseau, le droit constitutionnel d’un pays ne peut pas être importé et la Constitution est le fruit de circonstances particulières. Un « miroir ». Elle émane de la société dont elle va organiser les pouvoirs publics. Concernant le Liban, il ne remet pas en question le système communautaire dans la mesure où il découle des structures sociales du pays. Mais, remarque-t-il, l’article 95 de la Constitution sur l’abolition du confessionnalisme démontre que, quelque part, « l’esprit libanais est dicté par la laïcité qui doit guider l’organisation des pouvoirs publics ». Serait-ce le chemin à suivre pour le Liban? « Nous vivons une époque où il n’y a plus une seule vérité, à tous les niveaux : il y a un pluralisme de valeurs, et la seule manière de faire vivre ensemble toutes ces valeurs, c’est pour l’État de les accepter. La laïcité, c’est cela : un espace public où toutes les manières de vivre et de penser devraient coexister sans qu’aucune vérité ne puisse s’imposer aux autres », rétorque-t-il. « Le système communautaire était sans doute, à un moment précis de l’histoire, la seule manière possible et viable pour le Liban de s’organiser. Est-ce à dire que le Liban a trouvé la forme définitive de son organisation ? Ce n’est pas sûr. L’idée de pluralisme au Liban aujourd’hui consiste peut-être dans le fait de protéger les communautés. Mais ce qui est valable de nos jours ne le sera pas nécessairement demain au Liban et n’est pas non plus valable en Italie, en France ou ailleurs ». On parle actuellement en France de « l’État de droit constitutionnel », au sens où la primauté de la loi s’est effacée devant celle de la Constitution. Ce règne du droit constitutionnel suppose plusieurs conditions, parmi lesquelles le respect des droits de l’homme, des libertés, du jeu démocratique... Dans quelle mesure pourrait-on dire que le Liban est entré dans ce règne ? « Si on part d’un point de vue constitutionnel, le Liban a un Parlement élu, un Conseil constitutionnel qui contrôle la loi, un Conseil d’État, une Cour de cassation, les libertés fondamentales sont inscrites dans la Constitution, comme le droit de manifester, les libertés individuelles... Au plan formel, le Liban remplit tous les critères reconnus pour que l’on puisse dire de lui qu’il est un État de droit. Est-ce que dans la pratique concrète, le Liban se comporte comme un État de droit? Il revient aux Libanais de le dire. C’est partout la même chose », répond-il. Il donne ainsi l’exemple de la désignation du président du Conseil constitutionnel : « En France, c’est le président qui le désigne. Au Liban, il est élu par ses pairs. Quelle est la formule la plus démocratique? ». Et d’ajouter : « Le droit n’est pas tout : il doit s’accompagner d’une culture juridique qui fait vivre les institutions, lesquelles peuvent exister sans la culture juridique. Au-delà des institutions formelles, ce qui est important, c’est ce qu’on fait d’une culture de respect de l’autre et du droit. Exemple : à Beyrouth, personne ne s’arrête aux feux rouges. Vous avez des feux rouges, mais personne ne les respecte ». Quel serait, selon Dominique Rousseau, le moyen de développer cette culture juridique? « C’est là le rôle de la société civile et des associations. On pourrait aussi établir l’exception d’institutionnalité, c’est-à-dire donner au citoyen la possibilité de saisir directement le Conseil constitutionnel. La Constitution redeviendrait ainsi la chose des citoyens. Les Libanais se réapproprieraient leur Constitution, pourraient l’utiliser pour se défendre contre tel ou tel excès de pouvoir. Alors qu’aujourd’hui, la Constitution paraît loin du citoyen ordinaire. Or, il s’agit d’un texte qui leur appartient ». La France de Le Pen Évoquant l’accession du leader du Front national (FN), Jean-Marie Le Pen, au second tour et l’élimination au premier tour de l’ancien Premier ministre, Lionel Jospin, lors de la dernière élection présidentielle, Dominique Rousseau parle de « séisme , surtout que l’on croyait que le FN avait perdu de l’influence ». Contrairement aux idées selon lesquelles « Le Pen et le FN sont l’œuvre de la gauche et de François Mitterrand pour créer un obstacle idéologique à la droite française afin de la diviser électoralement entre droite et extrême droite », Rousseau rappelle que « c’est Valérie Giscard d’Estaing qui avait établi la représentation proportionnelle aux européennes de 1984 », date de la première percée du FN. « Mitterrand est mort en 1996, la droite est toujours divisée. À moins que son fantôme ne plane toujours sur la tête de la droite... », ironise-t-il. Selon lui, les résultats de la dernière présidentielle ont constitué une « surprise », même si, ailleurs en Europe, on vient d’assister à la résurgence des mouvements populistes en Autriche, en Italie, en Belgique, au Portugal, aux Pays-Bas, au Danemark... Il faut y voir, en France, « les résultats d’une crise sociale, beaucoup plus que d’une crise politique », poursuit-il. Laquelle s’explique par le phénomène de l’exclusion, qui continue de toucher de plus en plus de personnes, malgré les efforts du gouvernement Jospin. « Ces exclus représentent le noyau du FN », dit-il. « Au plan politique, cela se traduit par un rejet du système français », ajoute-il, en se basant sur le slogan de Le Pen, « Tous pourris : les juges, les journalistes, les banques... ». « Cela fait plaisir à ces exclus, qui voudraient bien détruire la machine qui est à l’origine de leur exclusion. Le discours antisystème répond à l’attente de ces gens », souligne-t-il. Était-il nécessaire d’exclure Le Pen et de le diaboliser de cette façon? « On a tout essayé : discuter avec lui, se taire, adopter son langage vulgaire en faisant appel aux émotions et aux angoisses, ou lui parler histoire, mémoire, rationalité... Il faut traiter Le Pen pour ce qu’il est : un banal homme politique avec un programme fasciste, dont les positions sont condamnables et qu’il faut combattre politiquement ». A travers un plan social pour redonner espoir à ceux qui sont exclus, ajoute Dominique Rousseau, et pas en l’excluant de la représentation. Cela ne veut pas pour autant dire que le régime de 1958 est « malade », selon lui. « Depuis sa création, on annonce que le régime est fini, cassé. C’est un leitmotiv courant. C’est moins la faute à Le Pen qu’aux alternances et aux cohabitations qui se déroulent depuis 1986 ». Partant du plébiscite anti-Le Pen dont le président Jacques Chirac a bénéficié au second tour, il affirme que la France n’a toujours pas défini son orientation politique et qu’il faut attendre les élections législatives, le 16 juin prochain. « Si Chirac a été élu, ce n’est pas sur la base d’un programme. Si la gauche remporte les législatives, il y aura donc un seul programme pour la France, celui de la gauche. Ce ne sera donc pas une cohabitation comme les autres parce qu’il n’y aura pas confrontation de programmes ». Dominique Rousseau n’est donc pas particulièrement inquiet pour la Ve République. Il minimise la portée d’une nouvelle cohabitation sur le régime français. Souveraineté et suprastructures Concernant la réalisation politique de l’Union européenne, dont les membres ont du mal à renoncer à leur souveraineté pour entrer dans le fédéralisme, Dominique Rousseau évoque « le craquement du concept de souveraineté partout dans le monde, mais pas partout avec la même force ». « La souveraineté entendue comme je-fais-ce-que-je-veux-chez-moi tend à devenir de plus en plus difficile, au plan monétaire », dit-il. La monnaie unique, le Parlement européen, la Commission européenne sont d’après lui « les éléments d’un fédéralisme qui n’ose pas dire son nom ». Il s’agit d’une « mise en commun des souverainetés isolées pour exercer une souveraineté commune », sur l’euro par exemple. « Le principe de la souveraineté est en train de disparaître, on ne sait pas par quoi le remplacer, et on est un peu perdus entre les deux », souligne-t-il, résumant la situation. « Que veut dire la souveraineté au Liban ? Que la Syrie s’en aille ? Qu’elle soit moins présente ? On ne peut plus revendiquer aujourd’hui une souveraineté pour soi », indique-t-il. « Prenez l’exemple des pays de l’Est : ils sont sortis de la tutelle soviétique, et voilà qu’on leur demande d’entrer dans l’Europe ! » La souveraineté reste cependant le principe pilier du droit international, « mais moins fort qu’il y a 20 ans, avec l’apparition du droit d’ingérence à des fins humanitaires et du principe de solidarité internationale ». Rousseau remet par ailleurs en question l’idée selon laquelle « le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes équivaut nécessairement au droit à un État », quitte à « sortir des voies du politiquement correct ». Dominique Rousseau croit fondamentalement à la participation des citoyens au droit constitutionnel, lequel doit être en définitive « leur » droit. Pour cela, il insiste sur la nécessité de donner aux citoyens le droit de saisir le Conseil constitutionnel pour leur permettre de défendre leurs droits fondamentaux, notamment avec l’avènement aujourd’hui de ce que l’on appelle les « nouveaux droits de l’homme », sur la bioéthique ou l’environnement. Une conception profondément humaniste du droit constitutionnel. Michel HAJJI GEORGIOU
Dominique Rousseau est constitutionnaliste, professeur à l’Université de Montpellier I et membre de l’Institut universitaire de France. Il se trouve actuellement au Liban où il a participé à un colloque sur le thème de la Constitution organisé par le CERCOP (Centre d’études et de recherches comparatives constitutionnelles et politiques de Montpellier), une équipe de...