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Actualités - REPORTAGE

DÉBAT - L’information confrontée aux défis et contraintes du monde de la presse Journalisme, éthique et liberté : des professionnels libanais et italiens s’expliquent (photos)

Le regard que portent les médias européens sur les conflits du Proche-Orient n’est pas, semble-t-il, moins subjectif que celui que nous portons nous-mêmes sur notre propre actualité. C’est ce qui ressort en tout cas d’un débat de plusieurs jours qui a réuni des journalistes italiens et libanais autour d’un congrès sur le thème de «L’information confrontée aux défis du métier de journaliste». À travers des discussions souvent houleuses, les intervenants ont pu échanger leurs expériences réciproques et leur conception d’un métier qui tend de plus en plus à se cantonner dans une vision manichéenne, voire complètement subjective des évènements. En tête de chapitre, la question de la liberté du journaliste, un mot qui recèle beaucoup de pièges. La liberté et l’objectivité se trouvent d’autant plus limitées qu’il existe tantôt des considérations économico-politiques tantôt idéologiques et religieuses, notamment lorsqu’il s’agit de traiter du conflit israélo-palestinien. Paradoxalement, ce ne sont ni un syndicat de presse ni une association de journalistes qui ont organisé ce débat, mais deux organisations non gouvernementales, l’une libanaise, déjà bien connue du public libanais, le Mouvement des droits humains, l’autre italienne, Cospe, une association pour la promotion du dialogue interculturel, qui œuvre également en faveur d’un développement continu. L ’objectivité face à la cause palestinienne Ogarith Younan, responsable du Mouvement des droits humains, a posé le problème en ces termes : «Dans quelle mesure les médias sont-ils capables aujourd’hui de traiter les problèmes en profondeur ? Peuvent-ils désormais garder leur neutralité dans un monde globalisé qui tend à l’uniformisation ?». Cette réflexion va notamment servir de ligne directrice à un débat sur la crise israélo-palestinienne vue à travers les écrits des journalistes. Pour trois journalistes libanais – Rafic Khoury du al-Anwar, Samir Atallah du an-Nahar et Sateh Noureddine du as-Safir – la question palestinienne est indiscutablement devenue la cause de tous les Arabes, y compris des journalistes. «Elle ne peut plus être Oonsidérée comme un simple “problème” (an issue), comme disent les Occidentaux», estime Samir Atallah. «Nous sommes partie prenante dans le conflit israélo-arabe. Par conséquent, toute forme d’objectivité est la résultante de longs efforts», souligne Rafic Khoury, rédacteur en chef du quotidien al-Anwar, en rappelant que lui et ses collègues font partie d’une génération de journalistes qui ont connu la guerre de 48 avant même qu’ils ne commencent à pratiquer ce métier. Toutefois, Rafic Khoury ne lésinera pas en critiques envers une presse arabe qui continue de «s’adresser à elle-même», faisant remarquer que les médias arabes ne savent pas encore s’adresser à l’opinion internationale. «Ils ne font finalement que refléter l’impuissance des régimes en place à résoudre le conflit israélo- arabe», dit-il. Pour le directeur de la rédaction du as-Safir, Sateh Noureddine, «qu’on le veuille ou pas», le problème palestinien nous concerne de très près en tant que journalistes et ce, depuis la création de l’État d’Israël. «Depuis, de multiples facteurs ont affecté notre culture politique, ce conflit étant devenu une question interne à toutes les sociétés. Il se reflète dans la presse par tous les moyens». Farid Adli, journaliste italien d’origine libyenne, prend à son tour la parole pour présenter la perspective italienne. Il soutiendra, preuves à l’appui, que la presse italienne n’est pas moins «tendancieuse» dans ce conflit. «L’emprise économique, militaire et diplomatique se traduit par une emprise médiatique», affirme-t-il, citant une étude effectuée par l’Unesco dans les années quatre-vingts. Elle démontre que le mouvement de l’information de l’Occident vers les pays en voie de développement est «unidimensionnel». En Italie, dit-il, ce sont de grands groupes industriels et financiers qui détiennent les journaux les plus importants. Bien que la majeure partie de la presse italienne affiche des positions plutôt modérées concernant le conflit israélo-arabe, «on peut dire qu’elle prend souvent parti en faveur d’Israël», souligne le journaliste. Il relève que les massacres de Jénine, par exemple, figurent dans certains organes de presse en bas de page, alors qu’un attentat-suicide fait la une de ces journaux. Ce constat sera toutefois contredit par les collègues italiens de Farid Adli, qui considèrent que les médias de la péninsule sont dans l’ensemble «objectifs» par rapport à la question israélo-palestinienne. «Cinquante pour cent des plaintes (sur la manière de traiter l’information) que nous recevons nous parviennent des téléspectateurs arabes et palestiniens. Les autres des juifs. Cela prouve que nous faisons très bien notre travail», fait remarquer Luca Gaballo, journaliste à Rai News 24. Une stratégie de communication Paola Vellerga, coordinatrice à l’école de journalisme de Bologne, met en avant la nécessité, pour le monde arabe, de définir une stratégie de communication et d’information destinée au monde occidental afin que celui-ci puisse se familiariser avec un monde qui lui reste jusque-là étranger à beaucoup d’égards. «En Occident, les lecteurs ne sont pas actifs pour ce qui est de la recherche de l’information. Ils reçoivent en vrac tout ce qui leur parvient sans qu’ils soient capables de faire une sélection. Les Arabes doivent mettre en avant leur culture. Personne d’autre ne le fera à leur place», soutient-elle. Elle estime par ailleurs que le débat sur les bombes humaines devrait être lancé au sein de la jeunesse sous l’angle de la non-violence. En Occident, ajoute Paola Vellerga, «l’opinion publique refuse totalement ces opérations de martyre». La secrétaire générale adjointe de Cospe, Marina Pirazzi, relève que «la presse européenne, notamment italienne, a une approche qui est loin de la réalité des pays en voie de développement. Les médias européens s’intéressent beaucoup plus aux idéologies et aux personnages qui caractérisent cette partie du monde qu’à la nature même des régimes, au mouvement des capitaux ou à la politique de la Banque mondiale». Bref, dit-elle, les problèmes sont exposés de manière superficielle, sans aucune analyse de fond. De la liberté de la presse Poser la question de l’objectivité, c’est soulever le problème de la liberté de la presse, d’autant plus limitée dans le monde arabe, notamment au Liban, que «seul le propriétaire du média a les moyens de sa liberté», affirme Saïd Ghorayeb, animateur de programmes télévisés. Aucun journaliste libanais ne réfutera l’existence d’un certain climat de liberté au niveau des médias. Mais il s’agit d’une liberté tellement conditionnée, réduite selon les circonstances, les sujets abordés et les personnages concernés, qu’elle en perd son essence même. «Et qu’on ne nous dise pas que nous sommes dans une meilleure position que le reste du monde arabe», s’exclame notre collègue Samir Kassir lors de son intervention. «Notre ambition se situe bien au-delà de ce modèle». «La liberté responsabilisée – un terme très à la mode aujourd’hui – est un piège au niveau de la terminologie , affirme Saïd Ghorayeb. La liberté doit être totale sinon elle n’est plus du tout». Le tabou de Chébaa «Le premier défi auquel nous faisons face à la rédaction est le droit du lecteur à connaître la vérité, toute la vérité. C’est à ce titre que le journaliste mène bataille pour parvenir à l’information», affirme notre collègue Edmond Saab du an-Nahar qui intervenait sur les conditions internes du travail journalistique. Directeur exécutif de la rédaction au an-Nahar, il cite les conditions majeures pour faire parvenir l’information au lecteur, à savoir, d’abord, la compétence du journaliste, en second lieu, la possibilité pour «le détenteur du pouvoir» au sein de la rédaction et parmi les propriétaires de publier «toute information qui sert l’ensemble de la société sans que cela ne nuise pour autant à leurs intérêts». Selon Edmond Saab, le plus dangereux de nos jours est la multiplication des mini-agences de presse privées qui distribuent leurs bulletins aux journaux. Elles ne vérifient même pas la crédibilité de la matière publiée ni la source qu’elles omettent souvent de citer, dit-il. Pour Samir Kassir, on peut véritablement parler de liberté de presse lorsque celle-ci est assurée au journaliste lui-même, au média et à l’ensemble de la société qui reçoit l’information. «La société libanaise accepte aujourd’hui facilement l’idée de la censure. Elle craint désormais d’user de cette liberté sachant qu’il y a un prix à payer», dit-il. Samir Kassir parle de «terrorisme intellectuel», en soulignant que bien plus que la «traque» dont il fut victime à un moment donné, il existe une sorte d’autocensure, de frein moral qui pousse le journaliste à s’interdire de traiter de certains sujets craignant à l’avance les répercussions et les sanctions. Et le journaliste de citer certaines questions «inviolables» qui emplissent depuis quelque temps la presse libanaise, telles que l’affaire des fermes de Chebaa occupées «qui s’est transformée en un tabou qu’on a fini par accepter». Toujours à propos de liberté, Farès Khachan, du journal as-Safir, évoque la notion de «ligne rouge» que ne saurait dépasser tout journaliste qui tient à son emploi, «à moins de devenir des mercenaires comme sont devenus nombre d’entre nous», dira à ce moment-là Saïd Ghorayeb. Se référant à l’article de Mikael Lindt sur le lobby sioniste publié dans le dernier numéro de Prospect, un magazine britannique, Farès Khachan résume en ces termes les lignes rouges du travail journalistique définies par cet ancien responsable au ministère américain des Affaires étrangères. «Un certain nombre de journalistes et d’analystes ont souvent exprimé, dans des cercles fermés, leurs craintes de se voir mettre à l’index par leur rédacteur en chef et leur éditeur – qui soutiennent le mouvement sioniste – si jamais ils osaient afficher des positions contraires à celles de leurs supérieurs». Et M. Khachan d’ajouter : «Si l’on met de côté le facteur sioniste, cette opinion reflète très fidèlement la situation des journalistes libanais». «Cela explique pourquoi les lecteurs libanais n’ont pas lu plusieurs de mes articles ou ceux de mes collègues qui ont été rédigés en toute liberté. Cela explique également pourquoi des invités ont été remplacés à la dernière minute sur les plateaux de télévision», commente notre collègue du as-Safir. Joseph Issawi, présentateur de programmes télévisés, explique pour sa part que l’un des obstacles majeurs à la liberté d’expression est d’ordre structurel et institutionnel. M. Issawi rappelle que les institutions médiatiques sont détenues par les familles et les communautés. Parmi les lacunes, le journaliste cite l’absence d’un cadre juridique et d’un syndicat sérieux qui puisse protéger les journalistes. La situation juridique des médias au Liban sera passée en revue par le président du Conseil national de l’audiovisuel (CNA), Abdel Hadi Mahfouz, qui reconnaît que la loi régissant les médias est devenue aujourd’hui «inadaptée» et doit par conséquent être révisée. «Le CNA est à l’image de son partenaire français, à la différence près que ce dernier a modernisé toutes ses lois alors que nous n’avons rien fait sur ce plan», affirme M. Mahfouz, qui rappelle que le CSA libanais n’a qu’une fonction consultative. Aucun journaliste n’a le droit de pratiquer le métier sans être affilié au syndicat, communément appelé «registre» en Italie, précise Paola Vellerga, en expliquant le rôle de cet organisme qui date de l’époque de Mussolini. En plus d’une formation académique, les journalistes doivent subir un examen d’entrée devant un jury formé de professionnels et de deux juges avant de prétendre au titre. Et de préciser : «Tout journaliste qui pratique le métier sans être affilié au syndicat sera sanctionné». Une belle leçon de professionnalisme, surtout lorsqu’on sait qu’au Liban l’affiliation des professionnels au syndicat des rédacteurs est toujours bloquée. Jeanine JALKH
Le regard que portent les médias européens sur les conflits du Proche-Orient n’est pas, semble-t-il, moins subjectif que celui que nous portons nous-mêmes sur notre propre actualité. C’est ce qui ressort en tout cas d’un débat de plusieurs jours qui a réuni des journalistes italiens et libanais autour d’un congrès sur le thème de «L’information confrontée aux défis du métier...