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Actualités - INTERVIEWS

Entretien - Un cheikh formé en Inde et au Pakistan connaissant bien les étudiants en théologie - Chafic Choukair : Les taliban sont nourris - d’une culture combattante contre « l’envahisseur étranger »

On s’attendrait à rencontrer un vieil homme à la mine austère. Mais le cheikh Chafic Choukair est jeune comme la majorité des chefs taliban. Il est aussi ouvert, peut-être pas comme ces mêmes chefs. En tout cas, il parle d’eux avec une sorte de bienveillance. Ayant suivi des études religieuses à l’école déobandi (Inde) qui est celle des taliban, il a ensuite fait un doctorat à l’université islamique du Pakistan où il se trouvait lorsque les étudiants en théologie ont pris le pouvoir en Afghanistan. Il a d’ailleurs effectué plusieurs séjours dans ce pays longtemps oublié du monde et a suivi de près son évolution au cours des dernières années. Ce qu’il en dit aujourd’hui est étonnant et permet en tout cas de mieux comprendre ce qui se passe dans ce coin du monde et nous affecte tous. Sunnite du Arkoub (Liban), cheikh Choukair a grandi dans la banlieue-sud de Beyrouth, dans un milieu essentiellement chiite. Son enfance a été bercée par le triomphe de la Révolution islamique en Iran et la montée en popularité du Hezbollah au Liban. Adolescent, il se sentait insatisfait et cherchait sa voie, ou en tout cas des réponses aux questions existentielles qu’il se posait. À 18 ans, il a plusieurs possibilités pour poursuivre des études religieuses à Qom, en Iran, en Malaisie et en Inde. C’est ce dernier pays qu’il choisit parce qu’il lui semblait plus ou moins neutre et comme détaché des conflits habituels. C’est ainsi qu’il est admis à l’université déobandi, qui est en quelque sorte l’Azhar de l’Inde. L’enseignement qui lui est donné répond à ses interrogations, puisque l’homme y est pris dans sa réalité, avec ses mauvais et ses bons côtés et la vision du monde y est globale, cultivant l’appartenance «à la large terre de Dieu» et non à une nation ou à un pays. Les héros de la doctrine ont combattu les Anglais L’homme est donc au cœur de l’enseignement déobandi. Mais cette doctrine, née pendant l’occupation britannique de l’Inde, et sévèrement combattue par elle, est aussi fondée sur une culture militante et cultive la haine de l’étranger envahisseur. D’ailleurs, le jeune étudiant apprend très vite comment un des héros de la révolte contre les Anglais, cheikh Hussein Madani, avait été livré par le chérif Hussein de la Mecque aux Britanniques. Les déobandis considèrent ainsi que les Arabes les ont lâchés. D’où l’importance aujourd’hui du rôle joué par Oussam Ben Laden en Afghanistan auprès des taliban (issus de l’école déobandi) qui réhabilite en quelque sorte les Arabes auprès des adeptes de cette école. L’école déobandi est très célèbre dans le monde islamique et inspire la plupart des écoles religieuses du Pakistan, qui, au moment de l’occupation britannique, n’existait pas en tant qu’État et faisait donc partie de l’Inde, dans son sens large. C’est pourquoi aujourd’hui, pour les musulmans de cette partie du monde, leur appartenance dépasse les frontières étatiques. Bien que très opposée à l’école salafite wahabite, l’école déobandi cultive un esprit de lutte spirituelle et philosophique chez ses adeptes. Elle se pose donc souvent en position conflictuelle vis-à-vis des autres, avec ses opinions fermes et tranchées. L’école déobandi a par exemple une attitude blasphématoire envers les chiites. C’est donc dans cet esprit-là qu’ont grandi les jeunes taliban et c’est de cet enseignement qu’ils tirent leur détermination au combat. Les protecteurs des convois de l’Onu Le jeune Chafic Choukair a passé trois ans en Inde, puis il s’est rendu au Pakistan où il s’est inscrit à l’université islamique d’Islamabad, fondée par le gouvernement de Zia ul Haq, pour apprendre à appliquer la charia. Là, il retrouve ceux que l’on appellera les Afghans arabes, qui ne sont pas tous nécessairement des disciples de Ben Laden, mais des combattants de la foi, enrôlés dans la lutte contre le «Satan» soviétique. Cheikh Choukair passe 4 ans à Islamabad, de 1993 à 1997, mais il y reviendra ensuite en 1998 et, pendant ces séjours, il visitera à plusieurs reprises l’Afghanistan, ce pays, qui, selon lui, ressemble à un immense gruyère : des déserts, déchiquetés par des grottes et des trous, ainsi que des oasis transformées en bourgades, mais sans réseau routier les reliant entre elles. Il commence à entendre parler des taliban, qui souvent avaient été des compagnons d’études, lorsqu’en 1994, le rapport d’Amnesty International parle d’eux comme des protecteurs des convois des Nations unies. Ce qu’il faut savoir, c’est qu’à l’époque, le désordre le plus total régnait en Afghanistan, livré aux hordes de combattants qui, ayant vaincu l’ennemi soviétique, n’ont pas réussi à s’entendre, piratant les routes et rançonnant la population. Dans cette anarchie, l’Onu ne parvenait pas à acheminer ses convois d’aide humanitaire et elle a donc fait appel aux taliban qui faisaient alors figure de combattants honnêtes, respectueux des valeurs. Selon cheikh Choukair, il n’étaient qu’une cinquantaine en 1994 et ils assuraient la route des convois de la frontière pakistanaise jusqu’à Kandahar. Face au succès de cette première mission, l’Onu leur en a confié d’autres et leur réputation de sauveurs et d’exemple en matière de morale et de respect de la charia n’a cessé de grandir. C’est la raison pour laquelle le pays est tombé si rapidement sous leur contrôle, sauf la capitale Kaboul où s’était retranché Ahmed Chah Massoud et ses hommes. Au bout de trois mois, ce dernier a dû partir et les taliban ont réellement pris le pouvoir. Une rupture de contrats et des enjeux économiques En 1996, les taliban avaient d’ailleurs la faveur de l’Occident et ce n’est qu’un an plus tard que la secrétaire d’État américaine Madeleine Albright a commencé une campagne contre eux sous le titre des mauvais traitements réservés aux femmes. Selon cheikh Choukair, ces mauvais traitements ne sont pas tellement le fait des taliban. Ils reflètent surtout les habitudes tribales chez les pachtounes (l’ethnie à laquelle appartiennent les taliban). Toujours selon lui, même avant les taliban, chez les pachtounes lorsque deux familles se rencontrent sur la route et que les hommes échangent des propos, les femmes doivent se tourner face au mur et attendre la fin de la conversation. Si celle-ci se prolonge, elles doivent s’accroupir par terre, toujours face au mur, dans une attitude de totale soumission. Cheikh Choukair donne plusieurs autres exemples et pour accréditer ses dires, il affirme que les tribus pachtounes du Pakistan (dans la région de Serhat)obéissent au même code et traitent les femmes de la même manière. Il ajoute aussi qu’en Arabie séoudite, les femmes ne sont pas mieux traitées. Mais c’est pour des raisons politiques qu’on a utilisé cet argument pour noircir l’image des taliban. Selon le cheikh, les ennuis des taliban ont commencé lorsqu’ils sont entrés en conflit avec les États-Unis pour des raisons économiques. Il semblerait qu’un homme d’affaires arabe qui a fait partie des moujahidines contre les Soviétiques aurait attiré l’attention des taliban sur les clauses du contrat signé avec la compagnie Unocall américaine pour l’acheminement du pétrole à travers l’Afghanistan. Cet homme d’affaires aurait même montré aux taliban une copie du contrat établi par la même société avec la Turquie pour un transport identique. Les taliban auraient été horrifiés par la façon dont la société les exploitait (toujours selon les propos du cheikh) et auraient aussitôt rompu le contrat. Ils essayent actuellement d’en signer un autre avec la société argentine Birdas. Mais toutes les tractations sont pour le moment suspendues. Sur ces entrefaites, les attentats du Kenya et de Tanzanie contre les intérêts américains se produisent (en 1998) et le conflit devient plus profond en raison de l’appui des taliban à Ben Laden accusé d’avoir préparé les attentats. Enfin, une troisième raison pour laquelle les Américains ne voudraient plus des taliban, c’est que les États-Unis auraient cherché à faire pression pour séparer le religieux du politique dans le système de gouvernement, un peu selon le modèle séoudien, et ils auraient souhaité la prise en charge du pouvoir politique par le mollah Mohamed Rabbani, considéré comme un taliban modéré, alors que le mollah Omar conserverait le pouvoir religieux. (Le mollah Mohamed Rabbani – mort d’un cancer – n’a rien à voir avec Bourhanuddine Rabbani président de la République afghane, avant la prise du pouvoir par les taliban). Un facteur d’instabilité pour les pays voisins Ces tentatives ayant échoué, les Américains ont conclu qu’il leur était impossible de s’entendre avec les taliban et, selon le cheikh, l’amateurisme politique de ce mouvement ne lui a pas permis de se doter d’une légitimité internationale. Pour le cheikh Choukair, contrairement aux idées répandues en Occident, les taliban, au départ une école religieuse, sont issus de la société pachtoune et la reflètent réellement. C’est pourquoi ils ont si rapidement pris le contrôle du pays. Leur islam aurait pu évoluer dans un sens plus ouvert ( car le cheikh insiste : les déobandis n’ont rien à voir avec les salafites wahabites), mais il n’a pas eu le temps de s’approfondir. Aujourd’hui, les taliban sont les habitants des différentes bourgades. Il n’y a pas dans ce système des soldats inscrits et rémunérés qui portent un uniforme et ont un service régulier. Ce sont les habitants du village qui s’entraînent, un peu comme les miliciens du début de la guerre au Liban. Il n’y a pas non plus un pouvoir centralisé et hiérarchique, chaque groupe local possédant son autonomie, surtout depuis que les communications ont été coupées par les bombardements. C’est pourquoi, selon lui, même si les États-Unis remportent la victoire militaire, ils auront fort à faire avec les taliban, en tant que doctrine religieuse combattante, qui, elle, est fortement ancrée chez les pachtounes. Dans la lutte moderne, les Américains remplaceront les Britanniques pour ces adeptes de l’école déobandi. Cette doctrine talibane existe-t-elle au Liban ? «Dar el fatwa s’y réfère, puisque dans certaines décisions, elle fait appel aux mêmes recours déobandis, dans le cadre du rite hanafite. Les pères de la doctrine sont connus et respectés comme Zaafar Ahmed Osmani, Rachid Ahmed Gangouchi, Achraf Ali Tahmawi etc» déclare cheikh Choukair. Et Ben Laden ? Le cheikh affirme ne pas le connaître personnellement, mais il le présente comme un homme très courtois, qui n’élève jamais la voix. «Il se comporte surtout comme un guide spirituel et financier, mais il n’est pas impliqué dans les opérations militaires». Selon le cheikh, la réaction séoudiennne à ses «conseils»de ne pas faire appel aux troupes américaines sur la terre d’islam, en 1991, l’a radicalisé. Mais ses positions seraient plus idéologiques que personnelles. Selon lui, les taliban le considéreraient comme un bienfaiteur et ceux qui le connaissent disent qu’il est tout le contraire d’un despote. En conclusion, cheikh Choukair affirme que le malheur de l’Afghanistan est de se situer dans une zone hautement stratégique, entouré de plusieurs pays dont les intérêts sont contradictoires. Les taliban, très jeunes en politique, n’ont pas su rassurer ces voisins et, en constituant une menace pour leur stabilité, ils s’en sont fait des ennemis...
On s’attendrait à rencontrer un vieil homme à la mine austère. Mais le cheikh Chafic Choukair est jeune comme la majorité des chefs taliban. Il est aussi ouvert, peut-être pas comme ces mêmes chefs. En tout cas, il parle d’eux avec une sorte de bienveillance. Ayant suivi des études religieuses à l’école déobandi (Inde) qui est celle des taliban, il a ensuite fait un doctorat à...