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Actualités - OPINIONS

Vous avez dit complot ?

Un peu Prague du temps de «L’Aveu», un peu Port-au-Prince avec ses cohortes de tontons-macoutes en uniforme banalisé jeans-tee-shirt, le tout arrosé à l’eau de Vichy grand cru années quarante : en ces temps d’infortune et d’angoisse on serait bien en peine de te reconnaître, Beyrouth, qui fus une oasis de liberté dans les déserts du totalitarisme et de l’asservissement, un îlot de lumière dans la mer d’obscurantisme, un refuge pour les opprimés, les persécutés, les laissés-pour-compte venus d’alentour. Ce refuge-là, s’est-on juré de le dénier à ses légitimes propriétaires, les Libanais ? Il faut peut-être le craindre, face aux pratiques d’une autre époque, importées d’autres contrées, issues d’autres traditions que les nôtres, qu’il nous a été donné de voir ces derniers jours. En l’espace d’une semaine, des jeunes manifestants ont été sauvagement rossés parce qu’ils se réclamaient d’un Liban libre et souverain ; des dizaines de personnes ont été sommairement arrêtées et copieusement brutalisées en raison de leurs convictions politiques, des peines de prison n’ont pas tardé à pleuvoir ; de prétendus aveux vidéofilmés en catimini (et dont la bande-son a été apparemment torturée elle aussi, la pauvre !) ont été triomphalement exhibés comme s’il s’agissait des confessions du siècle. Et pour couronner le tout on a assisté, avec l’atterrant épisode de l’amendement du code de procédure pénale, à l’écroulement moral de toutes ces institutions boiteuses nées de l’accord de Taëf : des institutions qui ne trouvent plus cette fois la moindre feuille de vigne pour dissimuler leurs tares congénitales. Qu’a-t-on là en effet ? Un président de la République oublieux des promesses de progrès que recelait son discours d’investiture et qui, en violation des règles constitutionnelles, vient de forcer l’amendement du code de procédure pénale voté de fraîche date pourtant, et publié de surcroît au Journal officiel. Un Parlement notoirement sensible aux coups de baguette magique administrés par la bonne fée syrienne, mais qui, par deux votes contradictoires espacés de quelques jours, a battu tous les records de célérité en matière de retournement de veste. Et enfin un Premier ministre cruellement roulé dans la farine puis invoquant, pathétique, la raison d’État pour se dire contraint d’accepter l’inacceptable. Notre démocratie n’a jamais été que bien relative, mais est-ce là une raison pour l’assassiner ? Tous les régimes qui se sont succédé depuis l’indépendance ont usé et abusé, c’est vrai, de la manipulation des urnes électorales, ils ont pratiqué le clientélisme en allant souvent jusqu’à affermer les ressources de l’État, ils ne se sont pas privés d’ingérences dans l’appareil judiciaire. À ces perversions du système toutefois, il existait une limite : celle que traçait le seuil de tolérance d’une opinion publique que le gouvernant, tôt ou tard, était tenu de prendre en compte. Dans le Liban d’aujourd’hui, l’opinion publique n’a plus voix au chapitre, elle n’est plus en mesure de récompenser ou au contraire de pénaliser les responsables : c’est du dehors désormais – du dehors exclusivement – que l’on fait et défait les rois (lesquels rois, forcément, n’ont plus qu’une modeste seigneurie ou bout de seigneurie à administrer). L’opinion ayant cessé de faire faire peur, le «pouvoir» la tient en mépris, preuve en est ce flot d’âneries que l’on nous débite doctement pour tenter de justifier l’injustifiable. Que le conseiller de Samir Geagea, Toufic Hindi, ait ou non pris contact en Europe avec un spécialiste israélien de la communication, cela c’est l’enquête judiciaire qui le déterminera ; mais au nom de quelle logique, de quels principes la rhétorique officielle prétend-elle assimiler péremptoirement à l’ennemi tout citoyen qui militerait pour l’unité, pour l’indépendance de son pays ? En quoi donc la juste revendication d’une émancipation libanaise relèverait-elle d’un complot d’inspiration sioniste ? Et comment l’aliénation à l’étranger, serait-il frère et voisin, serait-elle la mère de toutes les vertus ? Cette manière de penser et d’agir porte un nom, celui de terrorisme politique, de terrorisme d’État ; elle a longtemps fleuri derrière l’ex-Rideau de fer, elle a sécrété les goulags et c‘est sur cette odieuse voie que paraît s’engager aujourd’hui l’État libanais alors que le monde entier ou presque en est revenu. Dès lors, et pour fragmentaire et approximative que soit leur démocratie du pauvre, les Libanais y tiennent comme à la prunelle de leurs yeux, car le seul substitut serait une dictature militaire en tout point incompatible, elle, avec leur joyeux et atavique désordre. Versatile, veule, corrompue, la classe politique ? Oui certes, mais ce triste constat ne peut en aucun cas servir de prétexte au règne des généraux, surtout dans l’état de vassalité, d’assujettissement où se trouve réduit l’État libanais. À tout prendre, c’est pour le premier de ces deux maux qu’opte sans hésiter l’écrasante majorité des citoyens : tout le personnel politique n’est pas pourri, des figures hautement estimables s’imposent çà et là, et il n’est pas interdit d’espérer une régénérescence graduelle du système, une reconquête par l’opinion du poids décisif qui est le sien. Et puis l’on ne voit pas trop bien pour quel exploit mirobolant, pour quel haut fait d’armes on irait offrir le pouvoir à une institution sursaturée de galonnés, dotée à la mode de Damas d’une bonne demi-douzaine de services de renseignements, qui coûte les yeux de la tête au contribuable. Qui est interdite de séjour dans le sud du pays. Et qui n’a rien d’autre à se mettre sous la crosse que des étudiants d’appartenance très précise exerçant courageusement leur droit sacré d’opinion et d’expression. En définitive et tant qu’à parler de complot, on n’en voit qu’un pour l’heure, et il consiste à instiller désespoir et résignation dans les cœurs des Libanais. À les acculer à la soumission ou alors à l’émigration. À les dégoûter de leur quête de liberté et de souveraineté, de la même manière que les forces plus ou moins occultes s’acharnent à écœurer du pouvoir un Rafic Hariri à elles imposé par le verdict des urnes, sabotent systématiquement son action pour le contraindre à la démission, même si cela doit anéantir les espoirs déjà bien minces de redressement économique. Le complot, le vrai, le voilà. Qu’il soit cousu de fil kaki ne l’en rend d’ailleurs que plus voyant.
Un peu Prague du temps de «L’Aveu», un peu Port-au-Prince avec ses cohortes de tontons-macoutes en uniforme banalisé jeans-tee-shirt, le tout arrosé à l’eau de Vichy grand cru années quarante : en ces temps d’infortune et d’angoisse on serait bien en peine de te reconnaître, Beyrouth, qui fus une oasis de liberté dans les déserts du totalitarisme et de...