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Actualités - CHRONOLOGIES

Fait divers - Porter plainte en pleine nuit, une scène surréaliste - Chronique d’une soirée ordinaire dans un commissariat

Le sergent-chef espérait passer une nuit pépère, avec les traditionnels problèmes d’un vendredi soir : des restaurants qui causent du tapage nocturne, quelques objets volés et de vagues rixes entre jeunes un peu trop éméchés. Mais son projet, somme toute pas très ambitieux, s’est heurté à deux obstacles de taille : l’air moite et l’humidité suffocante, alors que la climatisation ne fonctionne pas encore... et cette femme qui retient à grand-peine ses larmes. Il a fallu des heures de discussion pour la convaincre de porter plainte et la voilà qui se décide finalement vers minuit à aller de l’avant, pour le grand malheur du sergent-chef. Elle se pointe à l’entrée du commissariat, comme si elle débarquait sur la planète Mars ou dans un endroit encore plus lointain. Elle a l’air en état de choc, sa dignité piétinée et sa peine visible dans tous ses mouvements, même si elle cherche bravement à la cacher. Elle est si frêle et menue qu’on la prendrait d’abord pour une adolescente, mais cette femme divorcée a deux enfants et elle vient d’être battue par son ex-mari. La première réaction du sergent-chef – en short et flanelle béante sous ses aisselles – est d’être suprêmement embêté. «On ne peut pas dormir en paix», lance-t-il, avant de chercher par tous les moyens à décourager la jeune femme de porter plainte. Mais il finit par être sensible à sa détermination. Il l’introduit dans un bureau vétuste, presque vide, où seules les mouches rôdent, attirées par la chaleur et la lumière. De quoi décourager quiconque... La scène est surréaliste : cette femme en peine, contrainte à étaler les misères de sa vie privée devant un sergent-chef qui ne songe qu’à retrouver son lit et le ventilateur poussif qui lui donne l’illusion de la fraîcheur, car travailler dans ces conditions n’est certes pas une sinécure. De quoi décourager, en fait, quiconque de recourir aux moyens légaux de dissuasion. Le sergent-chef pose les questions et examine attentivement la jeune femme dans l’espoir que les traces de coups ne soient pas trop visibles, ce qui lui permettra de la renvoyer à sa tristesse. Mais il ne peut nier l’évidence, d’autant que, maintenant, il y a des témoins, des jeunes venus déclarer un vol de téléphone portable. Il va donc chercher les papiers officiels pour recueillir la déposition de la dame puis part en quête d’un stylo. Ce qui lui prend quelques bonnes minutes et le voilà qui entame son interrogatoire, tout en reprenant à haute voix les réponses pour les transcrire sur le papier. Répété par sa voix monocorde, le drame de la jeune femme devient un simple fait divers, un incident d’une banalité désespérante, une histoire ridicule. N’était la peine de la femme battue doublement humiliée, on aurait cru réentendre le fameux gag du préposé au ministère des Postes et Télégrammes chargé de prendre en dictée le télégramme qu’un homme amoureux envoie à sa dulcinée. Mais là, il n’y a pas d’amour, rien qu’une peine immense et un agent de l’ordre qui n’a pas vraiment envie de faire son travail. Il pose les questions, note les réponses et, se piquant ensuite au jeu, se lance dans des explications psychologiques. «Cela doit être une crise de jalousie», lance-t-il, après quelques minutes de réflexion. Encore un peu, il trouverait des excuses à la brute. Il insiste ensuite lourdement sur certains détails, cherche à analyser les faits et interrompt fréquemment son interrogatoire, tantôt pour répondre au téléphone, tantôt pour parler à ses adjoints, revenus d’une patrouille dans les rues des restaurants et autres clubs. Mais lorsqu’il s’agit d’appeler le médecin légiste pour qu’il constate les coups reçus par la jeune femme, il ne trouve plus de téléphone, utilisant sans état d’âme celui de la plaignante. Réveillé en pleine nuit, celui-ci accepte de venir au commissariat, 150 dollars sont en jeu. La longue attente commence, d’autant plus pénible dans la chaleur suffocante et le silence de ce quartier désert. Le sergent-chef voudrait bien en finir. Mais son rapport ne peut être complet sans celui du médecin. Au bout d’une demi-heure, celui-ci arrive enfin. En trois minutes, il achève son examen et rédige son rapport. Il a l’énergie de celui qui sait qu’il sera bien payé. Son rôle ne dure pas plus de dix minutes, mais dans ce vaudeville plus triste que drôle, il est certainement le plus rentable. Le sergent-chef clôture son rapport. L’ex-mari à la main leste et à la jalousie maladive ne sera pas convoqué avant le matin. Il passera quelques heures aux arrêts, mais s’il a des relations, il pourra garder son téléphone portable et tous les privilèges dus à un prévenu de marque. La femme, elle, rentre chez elle, le cœur en lambeaux et de moins en moins convaincue d’avoir fait le bon choix. La justice est-elle encore le moyen d’obtenir ses droits au Liban ? À voir ce par quoi il faut passer avant d’arriver devant un juge et éventuellement d’obtenir gain de cause, on ne peut qu’en douter...
Le sergent-chef espérait passer une nuit pépère, avec les traditionnels problèmes d’un vendredi soir : des restaurants qui causent du tapage nocturne, quelques objets volés et de vagues rixes entre jeunes un peu trop éméchés. Mais son projet, somme toute pas très ambitieux, s’est heurté à deux obstacles de taille : l’air moite et l’humidité suffocante, alors que la...