REGARD - La céramique contemporaine au Liban (1/3) - Supplément de jouissance

Groupant les œuvres de 20 artistes, une importante exposition de céramiques contemporaines, la première en son genre au Liban, a ouvert ses portes, vendredi 22 juin. Elle se tiendra jusqu’au 25 juillet, au Lee Observatory Building, à l’AUB. Grâce à ses qualités de malléabilité et de plasticité, l’argile est probablement le premier matériau mis en œuvre par l’homme, il y a plus de 35 000 ans, bien que les vestiges les plus anciens ne remontent qu’à 10 000 ans environ. Le façonnage de la motte à la main pour produire récipients et figurines votives, bien avant l’invention du tour au Moyen-Orient vers 3 000 avant notre ère, est sans doute l’un des premiers grands passages de l’humanité de la nature à la culture. Les céramistes d’aujourd’hui ne font que reprendre une gestuelle atavique, retrouvant intacte à chaque fois la fascination de voir la boue informe, image du chaos, devenir mystérieusement objet solide, à la fois fragile et résistant, mais capable, contrairement à l’homme dont il est une sorte d’analogon – le vide intérieur, immatériel et invisible, est au vase ce que l’âme est au corps –, de braver les intempéries et les vicissitudes de l’histoire et de réémerger indemne de la terre après des millénaires. Chaque découverte archéologique est ainsi une sorte de préfiguration de la résurrection des corps. Ce n’est pas pour rien que maintes mythologies, y compris le récit de la Genèse, imaginent le Créateur en potier, modelant l’homme à l’aide de l’argile rouge : le nom même d’Adam en dérive. C’est une manière de laisser entendre l’insondable antiquité du métier ou, en termes plus actuels, de la technologie de la poterie ou de la céramique, censée même précéder l’apparition de l’homme. Valeur anthropologique Le patrimoine archéologique du Moyen-Orient est riche en objets de terre cuite d’une grande variété et souvent d’une haute perfection formelle. Pourtant, au Liban, l’art du potier semble avoir connu, pendant longtemps, une forte décadence : avant la renaissance de la céramique dans les années soixante-dix, grâce notamment à Dorothy Salhab Kazimi qui eut la chance de travailler auprès de Bernard Leach, l’un des grands rénovateurs de la discipline au xxe siècle, et qui fut la première à pratiquer, enseigner et accréditer la céramique d’art, ne subsistaient plus que quelques centres (Rachaya el-Foukhar, Jisr el-Kadi, Assia...) de production en série d’objets domestiques – jarres, jattes gargoulettes, marmites, plats creux, assiettes à hommos, etc – dont les formes étaient figées depuis très longtemps. La technique rudimentaire utilisée, malgré quelques tentatives d’innovation au cours des années soixante, et le conservatisme des maîtres-potiers jaloux de leurs misérables secrets professionnels, interdisaient tout véritable progrès. Il n’en reste pas moins que ces objets usuels, à défaut de valeur artistique transcendante, possèdent une valeur anthropologique et ethnographique considérable : il serait temps, avant la disparition des derniers potiers, de monter sinon un mini-musée, du moins une collection complète, peu coûteuse du reste, de spécimens existants. Contrairement aux poteries antiques, il est peu probable qu’ils soient exhumés un jour par les archéologues du futur, ce qui rend leur conservation scientifique d’autant plus urgente. Le village d’Assia, qui possède une tradition féminine spécifique, ne compte plus que deux ou trois potières qui pourraient arrêter leur activité à tout moment, d’autant plus que le marché est submergé par des terres cuites importées, de mauvaise qualité mais à vil prix. Primauté Certes, Dorothy Salhab Kazimi n’est pas la première dans l’absolu à avoir pratiqué la céramique de création : on connaît de rares échantillons de Omar Ounsi et d’autres artistes de sa génération et de la suivante. Elle a été en tout cas précédée par la grande dame des arts plastiques au Liban, Salwa Rawda Choucair, comme le montre la présente exposition anthologique qui fera date car elle donne en quelque sorte plein droit de cité à cette pratique souvent considérée comme mineure ou marginale et permet, pour la première fois, de prendre la mesure du phénomène céramiste au Liban, en dépit du fait que les œuvres exposées ne sont pas nécessairement les meilleures de leurs auteurs, les pièces excellentes ou exceptionnelles trouvant vite preneur. Si la production de Salwa Rawda Choucair est originale et diversifiée, souvent plus avancée que celle de ses benjamins, elle n’a cependant jamais pratiqué la céramique pour elle-même. Bien qu’elle ait fait des recherches purement céramiques, elle ne l’a jamais prise comme fin mais plutôt comme moyen, à côté ou sous-produit de son activité de sculpteur. De là la primauté qui revient à Dorothy Salhab Kazimi, trop tôt disparue : un petit musée, paradoxalement le premier et le seul musée d’art permanent au Liban, est consacré à son œuvre dans son village natal de Roumié. Beauté inattendue La céramique exige une forte dévotion au métier, tant le processus de production est long, fastidieux, ardu et souvent frustrant. Bien entendu, aujourd’hui tout s’achète chez les marchands spécialisés. Mais, normalement, et jusqu’à présent, beaucoup de céramistes doivent recueillir l’argile, la sécher, la piler, la tamiser pour éliminer les impuretés qui risquent de fragiliser la cohésion interne, la mouiller, pétrir longuement la pâte glaiseuse pour expulser les bulles d’air, elles aussi dangereuses, travail plutôt pénible, avant de pouvoir poser la motte sur le tour ou sur l’établi s’ils préfèrent construire la pièce à la main à l’aide de plaques et de colombins. Une fois la pièce tournée ou modelée, il faut éviter qu’elle ne s’affaisse par excès de poids ou défaut d’équilibre et qu’elle ne se craquelle en séchant trop vite. Si la pièce est de taille importante et que le céramiste ne possède pas de four chez lui, le transport risque de lui être fatal, comme cela est souvent arrivé pour les grands vases de Joseph Abi Yaghi. Parfois les accidents peuvent être récupérés, car le vase, le pot, le bol, la jatte, la coupe sont susceptibles d’innombrables transformations, métamorphoses et interprétations qui les rendent presque méconnaissables tout en ne portant pas atteinte à leur fonction utilitaire, et même peuvent conférer une beauté inattendue à ce qui n’était au départ qu’une forme plus ou moins traditionnelle. Du reste, la céramique d’art vise à donner à l’usager de l’objet un supplément de jouissance esthétique ajoutant un paramètre de célébration, de solennité, de jeu, de commémoration ou de simple agrément par la qualité des volumes, surfaces, textures, engobes, couleurs, émaux et glaçures. (À suivre).