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Actualités - BOOK REVIEWS

REGARD - Aref Rayess : « Chants du carré » - L’enfant sauvage

Gebrane Tarazi avait intitulé sa première exposition : «Trente-six vues du carré», soit 6x6 tableaux. Voici que Aref Rayess, qui toujours nous prend à contre-pied, à rebrousse-poil, jamais là où on l’attend, propose quarante-neuf «Chants du carré», soit 7x7. Six au carré suivi de sept au carré, deux clins d’œil de la géométrie à l’arithmétique et de l’arithmétique à la géométrie. Il faut dire que ces deux lascars ont le sens des convenances et des correspondances, bien qu’ils soient aux antipodes l’un de l’autre : le premier tout en rigueur, profondeur et subtilité, le second ruant dans les brancards, jetant sa lebbadé par dessus les tahouns, son cherwal aux orties, son coq à l’âne et son âne à l’eau, sans craindre qu’il se noie. Et voici qu’avec ses «chants» qui ne sont ni thrènes, ni péans, ni épithalames, ni élégies, ni odes, ni aubades, ni cantiques, ni cantates mais cris et chuchotements, hurlements et cacophonies, vocalises et arpèges, voix de tête, de gorge et de poitrine mêlées, Aref Rayess nous offre, après son roman de l’année passée Matahat Jamilé, un recueil de poèmes : Ta présence en l’absence de l’ombre. À la différence des Ghants pleins de bruits et de fureurs chromatiques, couleurs fortes, intenses, aiguës, primaires, libres comme celles d’un enfant de six ans – mais d’une liberté d’émancipation, d’affranchissement, une liberté de libération – ce sont «Prière du soir» et Invocation de l’aube pleines de sérénité conquise sur l’angoisse, de sagesse acquise à la force de l’expérience d’une homme qui a mené une vie mouvementée, des adresses au Créateur de «la beauté, lumière éclatante des choses» que nous «regardons voir et touchons sans sentir», à «l’amour» qui est un «voyage vers le Créateur de la beauté», à la «lumière» qui est «l’unique réponse». «À Toi tous les chants»... «Je te rends grâce chaque fois que je respire»... «Tu insuffles en nous la vie de seconde en seconde». Dans un grande simplicité d’expression, Aref Rayess, qui aspire à la «pureté», n’oublie cependant pas que les hommes, dans cette vie, sont «fourvoyés dans un tunnel enténébré par l’aveuglement» et que l’âme reste «perplexe devant la raison et l’irrationnel, le visible et l’invisible, la cause et l’effet». Après avoir évoqué sa séparation d’avec sa femme, fasciné qu’il était par la lumière du désert d’Arabie – «Qui s’éprend de la lumière s’y perd» –, ses relations avec sa fille, il se souvient de son âge avec équanimité : «demain je quitterai ma place en disant adieu au vent/Aujourd’hui je rassasie mon âme du parfum des arbres». Cette mélancolie crépusculaire est vite dissipée par la foi dans l’inévitabilité de la renaissance «l’aube ne s’arrête nulle part, elle tourne et tourne/ pour réveiller les dormeurs/ et renouveler la vie et l’espérance parmi les hommes». Le motif dans le tapis Aref Rayess ne se prend pas pour un poète : c’est un ami qui, ayant eu connaissance de ces écrits intimes, effusions d’une âme en l’absence de toute intention de publication, le persuada de faire partager ses élans en prose, fruits de sa solitude réfléchie. De même que ces chants du cœur, les Chants du carré sont, à leur manière, des écrits intimes, une sorte de journal haut en formes et en couleurs d’un Aref septuagénaire désormais seul dans sa retraite d’Aley après le décès de son père Négib – Abou Aref, homme d’exception à la mémoire duquel je me plais ici à rendre hommage – de qui il s’occupait et qui s’occupait de lui dans une sorte d’osmose d’affection et de respect réciproques. Je dis «écrits» parce qu’ils sont tracés au feutre acrylique indélébile sur masonite, avec toute une panoplie de couleurs souvent étonnantes. Depuis l’invention du stylo feutre, Aref Rayess n’a cessé de l’utiliser : déjà, à la charnière des années soixante et soixante-dix, il s’amusait à croquer les habitués du Horseshoe, les baigneurs du Sporting Club, les pêcheurs de Aïn Mraissé. Il avait inventé une manière à lui, toute en lignes entrecroisées, une sorte de tissage fait de plusieurs couches superposées, de sorte qu’on était obligé de chercher le «motif dans le tapis» comme dirait H. James. Ici, il a renoncé à ces entrelacs pour reprendre les pans d’ornementations – tapis, papiers peints, tissus – qui faisaient de ses Fleurs de la rue el-Moutanabbi une véritable fête de l’œil et de l’esprit et le seul témoignage visuel sur les mœurs cachées du quartier réservé, avec ses maisons aux enseignes parlantes. L’arbitraire de la fantaisie Dans l’un des «carrés» Aref inscrit, comme au fronton d’une école maternelle, les premières lettres de l’alphabet arabe. Et c’est comme un retour à l’enfance qu’il faut prendre ces architectures incongrues, ces empilements géométriques, ces voisinages inattendus de motifs sans autres liens les uns avec les autres que l’arbitraire de la fantaisie ou la nécessité de l’équilibrage de l’espace : l’enfance qui ose tout sans broncher, qui n’a pas encore été bridée par les tabous et les interdits, qui, insouciante, met un jaune citron dans un rose bonbon dans un outremer dans un vert pistache et, on ne sait par quel miracle, obtient de ces dissonances, de ces outrances, de ces transgressions, d’étranges et denses harmonies que de plus savants ne sauraient obtenir. Aref, dans cette enfance reconquise, dessine sans queue ni tête, sans foi ni loi, sans feu ni lieu, comme le ferait un vagabond qui divague en pleine campagne : il n’a peur ni de la maladresse, ni de la naïveté, ni de la surcharge, ni de l’excès, ni du mauvais goût, ni des moues de scepticisme, de dédain ou de moquerie : l’important est qu’il soit, lui, satisfait du travail accompli et que ce travail traduise, dans son débridé et son intensité, un peu de son «africanité» profonde, virus attrapé durant ses longs séjours de jeunesse dans la brousse et la forêt auprès d’êtres vrais, vivant au plus près de la nature, dans la liberté et l’insouciance, l’innocence et la pureté qui sont pour lui, depuis lors, des valeurs incontournables. Vierges et putains Elles ne l’on jamais quitté, non plus que cette fraîcheur première, cette franchise primaire des sensaions, cette saturation des sens que l’on retrouve dans la force concentrée des carrés qui crient d’exubérance, dans une sonorité éclatante de feu d’artifice ou d’orchestre de jazz. Il y a là des anges et des démons, des belles et des bêtes, des vierges et des putains, et Aref s’entend à merveille à transformer les vierges en putains, les putains en vierges, les anges en démons, les démons en anges, la lumière en ombre, l’ombre en lumière, la présence en absence, l’absence en présence : si Ta présence en l’absence de l’ombre est un livre de «sage», les Chants du carré sont un livre de «fou», et c’est ce livre là qu’il a voulu rendre public plutôt que le premier, réservé d’abord à son usage privé : si la paradoxale contradiction est rassurante parce qu’elle montre que Aref Rayess est beaucoup plus complexe et riche en son for intérieur qu’on ne le croit, il est tout aussi roboratif de constater qu’à soixante-treize ans passés, il reste cet enfant sauvage que rien ne retient de faire ce dont il a envie - et tant pis pour les autres, peu importe qu’ils approuvent ou désapprouvent (Galerie Janine Rubeiz).
Gebrane Tarazi avait intitulé sa première exposition : «Trente-six vues du carré», soit 6x6 tableaux. Voici que Aref Rayess, qui toujours nous prend à contre-pied, à rebrousse-poil, jamais là où on l’attend, propose quarante-neuf «Chants du carré», soit 7x7. Six au carré suivi de sept au carré, deux clins d’œil de la géométrie à l’arithmétique et de...