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Actualités - REPORTAGES

HISTOIRE - Un siècle et demi d’urbanisme raconté par May Davie - Le développement de Beyrouth revisité

Beyrouth 1825-1977, un siècle et demi d’urbanisme, un nouvel ouvrage de May Davie, vient de paraître aux Publications de l’Ordre des ingénieurs et architectes de Beyrouth. Il est préfacé par Samir Doumit, président de l’Ordre. Voulant dresser une histoire de l’urbanisme de la ville de Beyrouth, l’ouvrage remonte au début du XIXe siècle pour en détecter la genèse et saisir les voies et les moyens empruntés pour son développement. Cinq étapes historiques ont été entrevues, chacune avec ses spécificités fonctionnelles et ses implications géopolitiques, sociales et culturelles. La première étape, celle qui couvre le début du XIXe siècle, est considérée comme un point de départ. De taille modeste et occupant un rôle secondaire dans la hiérarchie urbaine du littoral levantin, Beyrouth préservait encore sa structure sociale traditionnelle et une morphologie urbaine assise sur des schémas issus d’un long passé, certains étant hérités de la Haute Antiquité même. Beyrouth était alors une ville ordonnée. Son organisation, quoique informelle, était à la mesure des exigences et des contraintes des citadins de l’époque. Si les constructions de prestige (mosquées, bains, caravansérails et citadelle) étaient de la compétence des gouverneurs, elles étaient souvent effectuées grâce à des dons communautaires, les waqf, ou privés. La ville elle-même était en revanche laissée à l’initiative de ses habitants, sans intervention directe des autorités : guildes, assemblées de quartier et communautés constituaient les modules d’encadrement de la société. Plus de mille ans d’existence La vieille ville recelait alors les éléments principaux du cadre topographique qui avaient déterminé son emplacement et sa forme : la butte Qantari, le replat de Santiyyeh et le promontoire rocheux du château, pour n’en citer que les plus importants. Elle renfermait également les repères historiques construits, qui avaient structuré l’armature de l’espace intra-urbain, et avec lesquels l’urbanisme des XIXe et XXe siècles devait encore nouer un dialogue. Certains avaient bien plus de mille ans d’existence, quoique leur fonction avait entre-temps changé. Le château de la mer et ses annexes occupaient par exemple le tell cananéen, le souk al-Fachkha courait le long du decumanus, la mosquée Oumari a remplacé la cathédrale byzantine et le Grand Sérail avait mis fin à l’existence d’une construction médiévale imposante, à proximité de la muraille. Durant cette période, la production de l’espace construit se conformait encore à un savoir-faire et à des règles coutumières, communément acceptés par la société et constituant un pan de ce que l’on peut nommer «culture urbaine». Ce savoir se renouvelait certes par l’acquisition d’expériences empiriques et quelquefois par des apports extérieurs ; il évoluait toutefois lentement, de sorte que le paysage urbain pouvait pratiquement rester semblable pendant tout un siècle, voire, à certains endroits, durant plusieurs siècles consécutifs. Durant le deuxième quart du XIXe siècle, les Ottomans, suivant les Égyptiens dans leur démarche, entreprirent des réformes politiques fondamentales et choisirent Beyrouth comme ville provinciale principale. Consciente du rôle de l’urbanisme dans l’embellissement et le développement et surtout comme outil de propagande, l’autorité urbaine entreprit une politique édilitaire destinée à transformer Beyrouth en une capitale digne de ce nom. Un âge d’or De ce volontarisme est né l’urbanisme, dans l’acception de l’époque assurément, s’agissant plus d’un art d’aménagement et d’accommodement donnant la primauté à la composition, que des combinaisons de remèdes techniques et que l’on applique, de nos jours, aux crises de la croissance. Sous cette équation, la planification prit la relève des modes spontanés de peuplement, ceux qui avaient caractérisé la vieille ville arabe logée dans les murs jusqu’au premier quart du XIXe siècle. En trois décennies, les assises de l’expansion future furent posées : une route régionale (la route de Beyrouth à Damas), des axes structurants innervant les faubourgs, un port agrandi, des institutions formalisées, une réglementation publique uniforme. S’était alors lentement tissée la trame urbaine d’un âge d’or que la ville devait connaître jusqu’au début du XXe siècle. Durant la période suivante, qui occupa la deuxième moitié du XIXe siècle, Beyrouth fut agrandie, un centre civique construit (la place Hamidiyyeh), des jardins implantés, des places aménagées, un nouveau pôle administratif inauguré (Sanayeh), des rues tracées, des bâtiments publics édifiés et spécialement un grand port neuf construit, relié à un réseau régional de chemin de fer. L’étude de ces réalisations a montré la cohérence de la politique d’implantation. Les nouvelles infrastructures se sont inscrites dans un véritable programme d’urbanisme, semblablement d’ailleurs aux politiques édilitaires menées dans toutes les villes impériales. Les aménagements successifs ont été guidés par des préoccupations progressistes, pratiques et fonctionnelles, et aussi par des soucis idéologiques et, par conséquent, esthétiques. Les gouverneurs ottomans et les notables locaux ne se contentaient plus de constructions de prestige ponctuelles ; ils avaient une vision d’ensemble de l’apparence que devait revêtir une capitale. Changement des mentalités et du genre de vie Cette nouvelle politique urbanistique a certes bénéficié de techniques de construction et de matériaux nouveaux qui ont permis d’apporter une ampleur différente aux travaux. Elle a aussi reflété un changement des mentalités et, par conséquent, du genre de vie. Elle a traduit essentiellement une évolution du système de gouvernement, les aménagements auparavant réservés à l’initiative privée étant maintenant pris en charge par une autorité centrale, la municipalité, qui a doté la ville de monuments dignes des villes importantes dont elle était devenue l’égale. Plans de lotissement, génie, réglementation, aménagements, schémas de développement, services et travaux publics, furent en effet autant d’expressions pour signifier les procédés de la municipalité fraîchement née et qui imprégnèrent la ville de nouveauté. De tels changements témoignent encore du renforcement du pouvoir ottoman. La ville, jusqu’alors création autonome de la société, fut appropriée par le pouvoir qui l’a intégrée au plus haut niveau, à sa politique de propagande impériale : aux yeux des visiteurs et des sujets du sultan, la capitale devait miroiter la toute puissance de l’empire. En parallèle, les changements ont exprimé le développement du pouvoir autochtone et la vigueur urbaine conséquente qui a forgé une identité locale forte et cristallisée dans un style architectural propre – la maison aux trois arcs – qui a essaimé dans le territoire où la ville exerçait sa prépondérance, la wilayat de Beyrouth. L’objectif de cette section n’est pas seulement de restituer la valeur écologique et les logiques sociales et économiques des savoir-faire historiques ottomans, mais de souligner combien les fondements culturels anciens ont continué d’inspirer l’urbanisme, innocemment ou à dessein, en dépit des objectifs progressistes affichés durant les phases inaugurales de la modernisation de la cité. Durant le mandat français, les problèmes ne se sont certes plus posés dans les mêmes termes et les solutions apportées ont été différentes. Mais les symétries avec les logiques urbanistiques ottomanes sont courantes. Si l’interventionnisme municipal s’est marqué par une politique d’aménagement visant autant à protéger l’espace public qu’à développer la salubrité et à embellir l’espace urbain, l’embellissement de la ville devait encore souligner la compétence de la France mandataire et la vigueur de son rayonnement. Les travaux édilitaires ont donc visé à renforcer le prestige de la ville et à améliorer sa condition économique et sociale. Conscients de la relation entre leur responsabilité en matière d’aménagement et la légitimation de leur présence au Levant, les mandataires ont construit autant d’ouvrages d’utilité publique indispensables à la vie collective que de signes d’une volonté de créer, à travers l’espace aménagé, une nouvelle forme de solidarité locale, à présent dite nationale. Un syncrétisme architectural original L’urbanisme français, sous prétexte de modernité, était sûrement autoritaire et sous-tendu par des considérations militaires, la municipalité étant subordonnée aux desseins de l’armée et des experts étrangers. La bourgeoisie autochtone, qui avait administré la cité du temps des Ottomans, était cependant restée assez puissante pour imposer un compromis entre les impératifs d’une puissance dominante et les intérêts des locaux liés à la rentabilité de l’espace central de la ville où elle était solidement implantée. Les formes engendrées ont matérialisé ce rapport de forces, certes inégales : la place de l’Étoile. Ainsi et malgré sa réalité adverse, l’urbanisme français à Beyrouth n’en est pas moins demeuré le vecteur d’un transfert de techniques et d’un savoir-faire originaux. Encore qu’il ne s’agissait pas d’un affrontement entre des modes antagonistes d’implantation. Le contraire a été noté, c’est-à-dire l’engouement de la population pour les modèles importés et la participation des ingénieurs et des architectes locaux à leur conception. Un syncrétisme architectural original a pu éclore, s’ajoutant à la richesse culturelle forgée sous les Ottomans. Depuis le XIXe siècle et jusqu’aux années 1950 environ, l’évolution dans les arts et les idées, ainsi que des impulsions extérieures, notamment occidentales, a en effet influé sur le savoir-faire préexistant et l’a régulièrement modifié. De la sorte, la ville a connu un renouveau urbain et a forgé une variété de modes architecturaux, exprimant chacun la diversité des individus et des communautés qui y étaient établis, de même que les représentations du pouvoir local et de celui de la métropole. L’empreinte laissée fut aussi nette dans la structure de la cité que dans les dessins des constructions qui l’ont composée. Qu’il s’agisse des compositions édilitaires, des ensembles communautaires, des édifices publics, des immeubles collectifs ou des demeures individuelles, les formes architecturales et urbaines ont découlé d’une variété de choix et de modèles, au rythme des manières nouvelles de concevoir confrontées à un mode de peuplement, à une manière de vivre et à des logiques d’intégration, eux-mêmes en évolution mais assurément pas au même rythme. Des types et des contretypes se sont ainsi développés puis ont évolué, par des rajouts, des mutations subtiles et des corrections, introduisant des techniques et des matériaux de construction nouveaux. Ils ont donné naissance à des modèles composites ou hybrides, résultats d’un perpétuel compromis entre des pratiques savantes locales ou importées et les pratiques habitantes, autrement dit entre tradition et modernité, entre vernaculaire et régulier. Recherche et adaptation, résistance et contournement, tout un travail de valeur ajoutée et le plus souvent respectueux de l’ancien s’était opéré. L’urbanisme a répercuté l’ensemble de ces parcours. En revanche, le parallèle avec la période de l’Indépendance s’observe plus en termes de rupture que de continuité. Si, jusque-là, des fondements culturels et des logiques sociales, écologiques et économiques ont soutenu – avec des effets de retour – la production et l’art urbains, le transfert des idées du mouvement moderne a amené une rupture dans l’histoire de l’architecture et de l’urbanisme. Il est certes clair que chaque époque a eu ses spécificités, ses styles et ses méthodes, que les générations suivantes appréciaient, négligeaient ou rejetaient. Mais l’époque contemporaine s’est caractérisée, elle, par la table rase historique, esthétique et fonctionnelle et par la projection de modèles à partir d’une volonté formelle a priori, celle-ci n’étant plus contrée et corrigée par les exigences de la société. Le dialogue ne s’est plus fait entre les concepteurs et la collectivité, directement ou par le biais de la municipalité, mais entre des décideurs politiques et des professionnels, qui, dans la plupart des cas, opéraient selon les seuls critères techniques ou de rentabilité. La part d’adaptation de la population au système des bâtiments et la manière dont elle se réglait étant devenues des données secondaires dans l’élaboration de l’espace construit, il en a résulté des projets urbains inappropriés à la mobilité de la population et des architectures inadéquates au climat et à l’environnement, comme aux modes d’organisation de la cellule familiale et de la société. Spéculations politiciennes adossées à un laisser-faire désordonné Et comme, par ailleurs, la maîtrise de l’environnement naturel et la nécessité du fait urbain n’étaient plus perçues par les autorités comme supports majeurs du pouvoir, les aménagements projetés étaient moins maintenant l’objet de réalisations concrètes que des spéculations politiciennes adossées à un laisser-faire désordonné autant que complaisant. En conséquence, des plans et des constructions d’aspect certes modernes, mais non accompagnées d’un appareil réglementaire pour en faciliter l’usage et pour concourir au bien-être des usagers, ont envahi la ville, l’ont asphyxiée, entraînant la dégradation irrémédiable des structures et du cadre de vie préexistants et l’urbanisation incontrôlée des périphéries ; le cas extrême étant les bidonvilles où la pauvreté et l’exclusion ont réduit à néant tout compromis possible entre les quartiers, comme avec les instances publiques et donc politiques. Après plus de cent ans de pratiques concertées, l’urbanisme redevint spontané, comme du temps de la cité arabo-ottomane classique, mais sans le juridisme sourcilleux et la régulation communautaire naturelle qui en limitaient alors les possibles excès. En conséquence, la ville se transforma en une agglomération amorphe et insaisissable par les urbanistes et par les politiques, un handicap, en premier chef, pour le système libéral dont les tenants ont, jadis, applaudi le désengagement de l’État vis-à-vis de la planification et du contrôle urbains. Tout un art se rapportant à la construction et à l’aménagement et dont cet ouvrage désire restituer l’histoire. May Davie est docteur en histoire. Elle est l’auteur de deux ouvrages : Beyrouth et ses faubourgs paru dans les Cahiers du Cermoc en 1996, et Atlas historiques des orthodoxes de Beyrouth et du Mont-Liban publié par l’Université de Balamand en 1999. Sa recherche actuelle porte sur l’histoire de la municipalité de Beyrouth. Beyrouth 1825-1977, un siècle et demi d’urbanisme est disponible au siège de l’Ordre des ingénieurs et architectes de Beyrouth, à Bir Hassan.
Beyrouth 1825-1977, un siècle et demi d’urbanisme, un nouvel ouvrage de May Davie, vient de paraître aux Publications de l’Ordre des ingénieurs et architectes de Beyrouth. Il est préfacé par Samir Doumit, président de l’Ordre. Voulant dresser une histoire de l’urbanisme de la ville de Beyrouth, l’ouvrage remonte au début du XIXe siècle pour en détecter la genèse et...