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Actualités - REPORTAGES

HIER, AUJOURD’HUI - Beyrouth, autrement - Chronique d’une nuit à la rue Monnot

Samedi, 19h45, fin d’après-midi. La rue Monnot s’étire, langoureuse, entre deux temps, celui du jour, du tumulte, des formes géométriques clairement découpées, et celui de la nuit, de l’envoûtement, de la fusion. Au loin, les rumeurs de la ville se sont tues, et les voitures qui passent se font de plus en plus rares. En longue robe rouge, l’hôtesse d’accueil du «Little China», debout devant l’entrée du restaurant, regarde sa montre et scrute le ciel humide et noir. Le périple de la nuit va bientôt commencer. 21h05. Au Little China, précisément, il y a de plus en plus de monde. Les couples se perdent dans les yeux l’un de l’autre et les autres se regardent dans le grand miroir qui recouvre le mur du fond ou se noient dans leur potage… Une Jaguar gris métallique passe devant le restaurant chinois, fluide. Elle s’arrête quelques mètres plus bas, au niveau du Raï. Un couple descend de la voiture, elle en bottes et pachmina dorés, lui, les cheveux passés au gel, et s’engouffre dans la boîte de nuit au décor digne des fantasmes orientalistes les plus extrêmes. Le voiturier, lui, a déjà pris possession du véhicule et s’en va le garer un peu plus loin, dans un parking adjacent ou sur les bords des trottoirs de la place des Canons qui, semble-il, se seraient ainsi trouvés une nouvelle fonction. 21h30. La lumière baisse d’un cran au Bongo’s, pub situé un peu plus haut, à l’entrecroisement des rues Monnot et Dahdah. L’ambiance est relaxe, les murs sont jaunes, Manu Chao est le king du bongo bong. Ici, on est souvent en pull de laine ou en T-shirt et, en général, on est étudiant à l’USJ. Les filles sont en baskets ou tout au plus en talons compensés, peut-être parce que vers minuit, il faudra se percher sur les chaises, ce qui est tout de même plus facile à faire en espadrilles qu’en talons aiguilles. Ou peut-être parce qu’à Beyrouth, à la rue Monnot, les jeunes et moins jeunes, venus de toutes parts, découvrent une nouvelle manière de sortir, plus simple, plus pub que boîte de nuit. Moins chère aussi. Et, surtout, moins ostentatoire, moins tribale, plus individuelle. 21h46. Cent mètres plus haut, au croisement des rues Monnot et Abdel-Wahab, trône le Relais de l’Entrecôte. Ici, on ne badine pas avec les vaches, qu’elles soient folles ou saines d’esprit – et de corps. Au nom d’une sauce dont seuls les chefs cuisiniers du Relais ont acquis par franchise le secret, l’embargo a été décrété sur les vaches européennes, remplacées depuis par leurs concurrentes latino qui ne jurent que par les herbes argentines. Entre-temps, ministres et jeunesse dorée repeuplent l’un des plus recherchés des restaurants du coin, avant que les premiers rentrent chez eux, tranquilles et repus, et que les seconds aillent en virée nocturne, dans les «bas-fonds» non moins recherchés de Beyrouth. 22h30. Agglutinés devant le Bero’s, restaurant pour étudiants qui a su opérer sa reconversion lucrative en pub au cours de l’été, des ados cools s’essaient aux plaisirs de l’alcool sous l’œil incrédule du propriétaire, inquiet de voir ses clients, dont l’âge moyen dépasse douteusement les dix-huit ans, consommer l’alcool de manière frénétique, alors que lui, à leur âge, «connaissait déjà ses limites». Mais la situation dégénère rarement et, quand c’est le cas, l’affrontement ne se fait pas manuellement mais «intellectuellement» ou verbalement, le conflit étant contenu au niveau des joutes dissuasives du genre : «Mon père est ministre, le tien n’est que député». Touché. 23h12. «Elles ont l’arrogance des filles qui ont de la poitrine, eux, ils ont cette assurance des hommes dont ont devine, que le papa a eu de la chance». Jaques Brel a dû être sociologue au Liban dans une vie antérieure, c’est certain. «… les paumés du petit matin… » 23h44. Au Monot, c’est le temps des «tartes de semoule fine aux noix caramélisées» et des «24 carats au chocolat amer» introuvables partout ailleurs. Dans une ambiance feutrée, les classes A, B, et C de la société libanaise telles qu’établies par des spécialistes de marketing finissent en beauté leur repas. 00h57. La fureur du samedi soir est à son comble dans la rue Monnot, qui devient une sorte d’immense pub à ciel ouvert. Toujours en petits groupes, jamais seuls, on remonte la rue, on passe d’un pub à un autre, on salue des copains, on s’embrasse, on manque de se faire écraser par des conducteurs lassés de faire du surplace pendant des heures, on se lance dans des diatribes du genre : «La rue Monnot sera piétonne ou ne sera pas». On est fier de se sentir en Europe, on ne manque pas de faire la comparaison avec le Quartier Latin, Mykonos, Soho, tout en revendiquant l’exception libanaise. À l’intérieur, on ne se parle plus, puisque, à partir de 11h, la musique monte de plusieurs décibels, et la communication verbale devenant impossible, on passe à la communication gestuelle et corporelle. La musique vibre de partout, dans la tête, dans le ventre, dans les jambes. La limite des espaces personnels est franchie, on se laisse aller en buvant un Between the Sheets, un Sex on the Beach (ou un Safe Sex on the Beach), un Blow Job, un Condom ou un Orgasm. Les battants des portes des boîtes de nuit et des pubs s’ouvrent et se referment sans cesse au passage des noctambules et, à chaque fois, le flot d’Acid Jazz, de musique cubaine et orientale se déverse dans la rue. 01h35. Plus de restaurants ouverts à la rue Monnot. En cas de creux, il faudra faire avec les frites du Coin Monot ou les cigarettes de la mini-épicerie Ghazal, dont la superficie ne dépasse pas les quatre mètres carrés. Au Pacifico, il y a déjà un peu plus de place pour les retardataires en mal de caipirinha et pour les locataires du Hole in the Wall adjacent qui, comme son nom l’indique, fait figure de salle d’attente pour ceux qui ont été refoulés ailleurs ou qui veulent simplement boire un verre à l’économie. Comme c’est le cas de beaucoup, le Hole in the Wall ne désemplit pas plus que ses voisins. 02h10. C’est un peu plus haut, près du Little China, à l’Eligo que les fêtards de plus de vingt-cinq ans choisissent de clôturer leur soirée. En bas, miroirs, bar, tables et chaises en bois, le décor normal de tout pub qui se respecte. À l’étage, c’est la révélation. D’un côté, un coin assez décontracté avec fauteuils et canapé, de l’autre, une niche où l’on peut seulement s’asseoir, avec des coussins par terre, qui fait des ravages auprès des noctambules. À 2h10, il y a toujours du monde à l’étage supérieur de l’Eligo. 03h11. Si la plupart des pubs ont maintenant fermé, il reste les boîtes de nuit comme le Raï, l’ex-Gotha recyclé en Barfly, l’Atlantis, l’Indiana et, bien-sûr, le Circus, dignes héritières du temps jadis où la jeunesse libanaise d’après-guerre se trémoussait sur les pistes de danse des boîtes de nuit de Kaslik, tombées aujourd’hui en désuétude. Là, on danse encore, on paie par table, non par drink, et on se ramène en groupes de dix et plus, tous beaux, toutes maquillées, dans la pure tradition du cru. Quoique, même là, on s’habitue de plus en plus à une nouvelle manière de sortir, plus décontractée et dans certaines boîtes, comme au Circus, on a parfaitement réussi à combiner ces différentes approches de la Night Life libanaise. 04h54. La rue Monnot se vide, même de ses taxis-service qui pullulaient à partir de minuit. La ruelle s’enfonce dans un silence d’ouate, et la nuit se prolonge, indéfiniment. 06h01. Le soleil se lève sur une rue de Beyrouth qui, avec ses courbures et ses immeubles repeints de couleurs pâles, dort encore.
Samedi, 19h45, fin d’après-midi. La rue Monnot s’étire, langoureuse, entre deux temps, celui du jour, du tumulte, des formes géométriques clairement découpées, et celui de la nuit, de l’envoûtement, de la fusion. Au loin, les rumeurs de la ville se sont tues, et les voitures qui passent se font de plus en plus rares. En longue robe rouge, l’hôtesse d’accueil du...