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Actualités - REPORTAGES

Incompréhension initiale de la société musulmane devant l’invasion franque

La division, non seulement territoriale et politique, mais morale, de l’ancien empire seldjoucide, division allant jusqu’à une différenciation profonde des diverses parties de l’héritage turc, devenues étrangères l’une à l’autre, explique pour une bonne part le succès de la première Croisade. La réussite franque, qui aurait été singulièrement problématique si la Croisade s’était heurtée au grand empire turco-arabe unitaire de Malik-shah, fut obtenue sans trop de difficultés grâce au morcellement et à la «féodalisation» de cet empire, grâce aux querelles des successeurs du grand sultan. Ainsi les invasions normandes du IXe siècle ne réussirent que par l’état d’impuissance auquel les partages carolingiens avaient réduit l’Occident. La Croisade, passant entre Seldjoucides d’Anatolie, Seldjoucides de Syrie et Seldjoucides d’Iran, tous désunis, entre Seldjoucides et Égyptiens, divisés par les haines religieuses inexpiables, parvint à s’installer dans la Syrie littorale, comme les Normands, manœuvrant à la faveur du morcellement carolingien, avaient réussi à s’installer dans la Neustrie maritime. C’est un spectacle bien curieux que celui de cette énorme masse musulmane qui aurait pu écraser vingt fois le corps expéditionnaire aventuré en Asie et qui, faute d’union, se laissa démoraliser et paralyser par l’irruption franque. Ainsi la vieille Europe de 1793, stupéfaite et dépassée par l’invasion jacobine et qui ne la comprit, ne se regroupa et ne réagit efficacement que vingt ans plus tard, à partir de Leipzig. Les sultans de Perse, en 1097, auraient eu tout le temps de venir secourir leurs cousins d’Asie Mineure attaqués par Godefroi de Bouillon : ni eux ni leurs parents de Syrie n’y songèrent et ils laissèrent, sans s’inquiéter, l’armée franque passer sur le ventre des Turcs d’Anatolie. La Croisade une fois parvenue en Syrie, les deux Seldjoucides syriens, Ridwan, roi d’Alep, et Duqaq, roi de Damas, ne songent même pas à s’unir. Frères, mais frères ennemis, ils affrontent séparément les Croisés, et se font battre séparément. La conquête d’Antioche, c’est-à-dire la prise de possession du sol syrien par les Croisés, ne s’explique pas autrement ; et ce n’est qu’après la chute de la ville – quand il est trop tard – que les troupes du sultan seldjoucide de Perse, qui s’est enfin décidé à intervenir, apparaissent sur le théâtre des hostilités et, faute de point d’appui, sont à leur tour mises en déroute. Jusqu’ici il ne s’agit entre musulmans que d’un manque d’entente. On verra pis. Au cours du siège d’Antioche, la seconde puissance du monde musulman, l’Égypte fatimide, proposera à l’état-major de la Croisade une alliance de trahison contre l’islamisme, aux dépens des Turcs ; tandis que la Croisade enleve aux Turcs la Syrie du Nord, l’Égypte les prendra à revers par le sud et leur enléve la Palestine. Notons qu’il ne s’agit pas d’un projet en l’air, car en 1098 ce plan sera parfaitement exécuté, et c’est grâce à la division et à la démoralisation qu’il provoquera dans le monde musulman que les Croisés, malgré des fautes politiques et militaires énormes, pourront, à l’été de 1099, s’emparer si rapidement de Jérusalem. Ajoutons à ces causes générales d’affaiblissement du monde islamique l’anarchie locale résultant de la fondation d’une multitude de petites seigneuries turques et arméniennes aux confins syro-anatoliens, turco-arabes en Syrie-Palestine. Aux confins syro-anatoliens, d’Édesse à la Cilicie en passant par Antioche, le désordre vers 1096 se trouvait d’autant plus grand que la domination turque y était toute récente, datant d’une dizaine d’années seulement, et n’avait pas eu le temps de prendre racine : la disparition de l’autorité seldjoucide après une période de possession aussi brève laissait à l’élément chrétien, arménien notamment, l’espoir d’une prompte revanche, et l’arrivée des Croisés sur ces entrefaites allait trouver un milieu tout préparé. Lorsqu’en octobre 1097 le chef croisé Baudouin de Boulogne commencera la fondation du futur comté franc d’Édesse par l’occupation de Tell-Bashir ou Turbessel, ce sera la révolte spontanée de l’élément arménien contre la domination turque qui rendra son œuvre si facile. En Syrie septentrionale, le rôle principal dans la résistance musulmane aurait dû – nous insistons sur ce cas typique – revenir au roi seldjoucide d’Alep, Ridwan. Mais l’histoire de l’Orient n’a jamais présenté caractère plus fuyant et étroit, moins capable de vues larges et d’actions décisives. Un tyran italien du Quattrocento pour qui toute la politique consistait dans la lutte contre sa famille ou ses voisins immédiats – meurtres compris – dans l’acquisition ou la perte d’une bicoque. Il n’est pas jusqu’aux collusions de Ridwan avec la secte des assassins qui n’achèvent de dessiner son inquiétante figure. Sa personnalité suffirait à expliquer l’échec ou mieux l’impossibilité de toute contre-croisade initiale. Sa grande affaire, au moment de l’arrivée des Croisés, était sa lutte contre l’émir de Homs, Janah el-Dawla, qui, en 1097, s’était rendu indépendant de lui. René Grousset : «Histoire des Croisades».
La division, non seulement territoriale et politique, mais morale, de l’ancien empire seldjoucide, division allant jusqu’à une différenciation profonde des diverses parties de l’héritage turc, devenues étrangères l’une à l’autre, explique pour une bonne part le succès de la première Croisade. La réussite franque, qui aurait été singulièrement problématique si la...