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Actualités - REPORTAGES

REGARD - Foires du livre, Salah Saouli, Chadia et Raja Alem - L’occasion, la rencontre, l’étincelle

Rien ne va plus : pas sur la table de jeu du Casino, mais sur celle de la culture au Liban, de plus en plus dégarnie. Jamais il n’y a eu plus d’expositions, de foires, de conférences, de séminaires, de festivals, de concerts, de pièces de théâtre, de films de cinéma et de vidéo, de livres, de revues, d’ateliers de danse, de jeunes talents et d’expériences de toutes sortes. Et jamais l’impression de vide n’a été plus forte. Comme si tout cela n’était qu’une gesticulation sans objet. Le supplément culturel du an-Nahar vient de consacrer tout un numéro au diagnostic et à la recherche des thérapies possibles de la crise. Évidemment, celles-ci ne se trouvent pas sur le plan de la culture elle-même, mais sur d’autres plans plus fondamentaux : ce sont les mouvances politique, économique, sociale et urbaine qui sont malades et qui ont besoin de remèdes de cheval. La paupérisation (et l’émigration en masse) de la classe moyenne, principale porteuse de la création, de la diffusion et de la consommation culturelles, a coupé l’herbe sous les pieds de la culture. Consommation à domicile On le voit clairement dans les concerts «gratuits» de l’Orchestre symphonique national (auquel il convient de rendre un hommage appuyé pour le travail ahurissant qu’il a effectué en un an) : le public (composé d’adultes et de retraités plus que de jeunes) afflue non seulement parce qu’il n’a pas à payer, mais aussi parce que la musique semble encore répondre à un besoin que les autres productions culturelles ne satisfont apparemment plus autant que par le passé. D’où aussi le succès d’un festival comme celui du Bustan qui bénéficie d’une clientèle fidèle mais potentiellement limitée en raison des prix relativement élevés des billets par rapport aux revenus moyens des Libanais. La raison économique, politique, sociale et urbaine n’est pas la seule, bien entendu, c’est la civilisation tout entière qui est malade : plus que la relative restriction des libertés, c’est l’effondrement des valeurs, causes, aspirations, idéologies, credos qui avaient dynamisé les aventures intellectuelles, picturales, théâtrales, poétiques des années 50 à 80 qui est en cause. Plus personne ou presque ne croit plus à rien, même les croyants sont devenus cyniques, blasés ou méfiants. Nous vivons une époque de transition entre deux types de civilisation entièrement différents, notamment sur le plan techno-médiatique, et cela bouleverse les moyens traditionnels de communication, les attitudes des émetteurs et des récepteurs et, bien entendu, la forme et la substance de ce qui est communiqué. En sorte que les moyens traditionnels tombent rapidement en obsolescence, du livre au théâtre. Non seulement la classe moyenne les déserte par manque de budget, mais ceux qui pourraient payer utilisent leur argent autrement, dans les nouvelles technologies, TV satellitaire, CD, CDV, DVD, Internet qui encouragent la consommation culturelle à domicile aux dépens des lieux publics, y compris les salles de cinéma qui voient leur fréquentation baisser à vive allure, malgré des sursauts occasionnels. Inventaire électronique Ces réflexions en vrac ne prétendent même pas esquisser une analyse de la crise, qu’il faudrait mener d’une manière systématique et complète en tenant compte de tous les paramètres. Elles sont suscitées par l’impression désolante laissée par les deux dernières foires du livre : celle d’Antelias, début mars, et celle de la place des Martyrs actuellement en cours : les allées sont dépeuplées, les éditeurs ne proposent que très peu d’inédits, les maisons qui exposent ne font que diminuer d’année an année : ça ne vaut plus la peine de se déranger pour si peu de ventes. Font florès les livres de cuisine, de religion et de politique, ceux qui nourrissent les passions. Le reste végète, à part quelques outsiders, trop rares. J’ai cherché en vain, à la Foire internationale du livre, un dictionnaire qui vient de sortir à Beyrouth : personne n’en avait entendu parler, même les maisons spécialisées. Pourquoi le syndicat des éditeurs n’entreprendrait-il pas un inventaire électronique des publications récentes, voire de toutes les publications disponibles ? S’il existe quelque part, pourquoi n’est-il pas à la disposition du public ? La littérature fout le camp Dans un stand de la foire «internationale» (l’indigence étrangère, surtout arabe, n’est pas moindre que l’indigence indigène), une installation de Salah Saouli, artiste libanais qui vit et travaille en Allemagne : des livres sans couverture et sans texte, des pseudo-livres blancs en configuration géométrique au sol, et, au mur, des livres ouverts – plutôt, des cahiers de cours d’étudiants en médecine – d’où émergent des morceaux de verre. En fait, ils s’y fichent, comme pour les blesser, les déchirer, les faire saigner. Agression multiforme, non seulement de l’intolérance et de la censure, mais aussi, comme on le voit dans les stands où les vendeurs se tournent les pouces, de l’indifférence et de la désaffection croissante des lecteurs. Paradoxe : jamais dans le monde on n’a autant publié et vendu de livres, et, pourtant, jamais la lecture n’a autant perdu de terrain. Plus on publie, moins on lit. Le livre tend à devenir un objet de décoration, de curiosité ou de collection plus que de culture et de plaisir de lire : la notion même de littérature est en train, peut-être par surabondance éditoriale, de foutre subrepticement le camp. Écrasement de l’altérité Salah Saouli, qui avait récemment exposé au CCF un ensemble de panneaux transparents suspendus en labyrinthe, un peu la quintessence de l’expérience urbaine de la guerre et de l’après-guerre, poursuit sa réflexion sur les médias d’expression traditionnels au Goethe- Institut, en deux volets : d’abord, aux parois, des doubles pages de journaux dont il a découpé avec une infinie patience, au cutter et à la règle, les lignes imprimées et les photos, ne laissant, çà et là, que quelques mots auxquels s’accrocher, dont les combinaisons aléatoires donnent tantôt des absurdités, tantôt un semblant de sens, tantôt une allure de poème libre. Mais tel n’est pas le propos : c’est l’éviscération du journal, sa transformation en squelette de papier privé de substance, en pure maquette géométrique. Comme si la forme-journal était, en définitive, l’essentiel de ce qui reste, la substance-journal n’étant que contingente : une fois la lecture terminée, ne subsistent, pour quelques heures, que quelques mots clés isolés qui flottent à la dérive dans la mémoire. Ensuite, au sol, autour du pillier central, 29 collections reliées de vieilles éditions de la presse dite autrefois «bleue» (an-Nahar) et «rouge» (a-Nida, al-Akhbar) qui sont ici à titre symbolique : l’effondrement du mur de Berlin et de l’URSS et l’hégémonie sans partage d’une hyperpuissance dans un monde unipolaire (ou du moins on s’y efforce) ont aboli ces distinctions chromopolitiques. Les journaux ouverts sont couverts de débris de panneaux de verre : ce n’est plus une simple agression contre l’expression libre, c’est le total collapsus de la configuration idéologique de l’ancien ordre mondial qui entretenait les polarités, les différences, les contradictions, alors que la globalisation, la mondialisation, l’informatisation et la médiatisation travaillent activement aujourd’hui à l’uniformisation et l’homogénéisation du monde, quoique avec des sursauts de résistance, tel le congrès anti-Davos au Brésil. Bien entendu, on peut lire autrement le message, s’il existe, de cette installation, mais tout ce verre sur toutes ces pages, c’est bien l’écrasement de l’altérité par la matière homogène et uniforme de la nouvelle idéologie régnante qui se veut transparente parce qu’elle nie sa nature d’idéologie et se présente comme l’expression même de l’unique vérité naturelle. Tout ce poids du présent sur le passé pour le refouler, c’est bien le triomphe d’un totalitarisme de la pensée d’autant plus pernicieux qu’il se veut écran invisible, pure transparence de cristal. Buttes-témoins Avec nos petites guerres, nous sommes encore loin de ces considérations, nous qui sommes des buttes-témoins d’anciennes formations tectoniques érodées qui persistent à se prendre pour de jeunes montagnes. Nos illusions finiront par nous tomber dessus comme les panneaux de verre de Salah Saouli sur les journaux qui racontent nos anciennes – et futures – folies. Il suffit de lire son quotidien pour s’en convaincre, mais chacun ne lit que ce qu’il veut ou ce qu’il peut intellectuellement, moralement, politiquement, affectivement, sectairement. Comme les mots flottants de Salah Saouli, il ne reste que des brides pour nous persuader que nous sommes seuls à avoir raison contre tous les autres. Entrepreneurs culturels Si la culture se porte mal chez nous, faute, entre autres, de mécènes sinon de milliardaires, en l’absence de l’État qui gaspille ses subventions en pure perte en les distribuant à la moitié, au tiers et au quart pour prévenir toute objection, l’Arabie séoudite, hé oui, nous donne une magistrale leçon en la matière : une princesse qui met sur pied une fondation «al-Mansouria» pour éditer et diffuser les œuvres des artistes et des écrivains séoudiens dans le monde. L’album d’art «Djinniyat Lar» récemment exposé à la galerie Janine Rubeiz est né d’une pensée de la princesse : «Je pourrais acheter les dessins de Chadia Alem. Mais je serais la seule à en jouir. Pourquoi ne pas les éditer en sérigraphie à 200 exemplaires avec un texte de Raja Alem, la sœur de l’artiste ?». Raja Alem est l’un des meilleurs écrivains arabes actuels. Son nom a été retenu pour la nouvelle série patronnée par l’Unesco Un livre dans un Journal à l’issue du congrès qui a clôturé ses travaux à Beyrouth au début de la semaine. Bien qu’ayant collaboré avec sa sœur auparavant, elle n’avait pas envisagé d’écrire sur les djinns femelles imaginés par sa sœur : après un blocage assez long, elle a fini, grâce à cette initiative, par écrire d’un seul jet un texte poétique superbe, à partir de la légende du fleuve Lar qui, autrefois, arrosait la péninsule arabique, éden transformé en désert par sa disparition. On a assisté cet hiver au phénomène inverse : un fleuve de trois cents kilomètres de long et de 80 kilomètres de large est apparu soudain à la suite de chutes de pluies diluviennes dans un désert d’Asie centrale. L’album, avec les djinniyats emberlificotées de mille peaux, tissus, vêtements, bijoux, et le texte qui entraîne du multiple à l’un, en faisant de Lar un fleuve qui coule en nous, une pure effusion d’énergie qui n’est autre que nous-mêmes est une belle preuve de plus que la culture n’a pas besoin que de créateurs isolés œuvrant dans leur tour d’ivoire, mais aussi de leur mise en présence, en tension, en interaction, en défi, et cela, sinon par l’intermédiaire des créateurs eux-mêmes, par celle de véritables entrepreneurs culturels qui, créateurs à leur manière, s’entendent à susciter l’occasion, la rencontre, l’étincelle, et à les concrétiser pour les rendre accessibles au plus grand nombre. Grâces soient rendues à l’émira Jawaher bint Majed pour nous l’avoir rappelé.
Rien ne va plus : pas sur la table de jeu du Casino, mais sur celle de la culture au Liban, de plus en plus dégarnie. Jamais il n’y a eu plus d’expositions, de foires, de conférences, de séminaires, de festivals, de concerts, de pièces de théâtre, de films de cinéma et de vidéo, de livres, de revues, d’ateliers de danse, de jeunes talents et d’expériences de toutes...