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Actualités - BIOGRAPHIES

REGARD - Saïd Élias Akl, 1926-2001, in memoriam - Une tragédie libanaise

Il y a des noms qui portent, inscrits d’avance pour ainsi dire, un destin, un programme, un défi, un stigmate, peut-être une névrose. Né à Damour en 1926, dix ans après les exécutions capitales de 1916, Saïd Akl s’est vu inévitablement affubler du prénom d’un de ses proches, martyr de la nation. Et voici qu’à l’école, il s’aperçoit, lui dont la famille est composée de littérateurs, journalistes et scientifiques, et dont le propre père et poète, qu’il est également l’homonyme d’un autre Saïd Akl, le barde déjà célébrissime. Ainsi coïncé entre deux personnalités écrasantes, deux modèles, il ne pouvait éluder un problème d’identité et d’abord de simple identification : il est obligé d’intercaler l’initiale du prénom du père, Élias, entre son propre prénom et son nom pour se différencier, éviter toute confusion regrettable, comme s’il lui fallait se poser et se définir non à partir de lui-même mais à partir d’autrui, en recourant à un élément tiré de l’identité de l’Autrui par excellence, le père. Toute sa vie durant, il portera le complexe de cette double homonymie. Prolifération En 1952, alors qu’il a déjà fait l’Alba et qu’il fréquente les Beaux-Arts à Paris, il publie une plaquette de poèmes, tentative qui n’aura pas de suite – sauf qu’il se tiendra toujours pour poète mais avec d’autres moyens d’expression que la langue, un poète des signifiants plutôt que des signifiés, de la forme plutôt que du sens. Aussi bien, la part la plus précieuse de son œuvre joue-t-elle sur les lettres arabes entières ou fragmentées reliées entre elles par des lignes de force et des lianes en tours, détours et retours. On a appelé à tort «arabesques» ces dessins souvent minuscules, miniminiatures à potentiel monumental, qui se déploient en arborescences et ramifications labyrinthiques, colonisant l’espace par prolifération de détails minutieux et accumulation méticuleuse de variations infimes patiemment délinéées. L’arabesque est régie par un schéma directeur mathématique. Sous ses aspects souples, organiques et végétaux, elle est pure et stricte géométrie, alors que les lignes vagabondes de SAKL (c’est ainsi qu’il signait ses œuvres, évacuant le nom du père au moins en peinture) sont de nature sensitive, intuitive, guidées spontanément par l’instinct du juste cheminement de la main improvisatrice plutôt que par une charpente sous-jacente qui suppose une conception intellectuelle préalable. Les arabesques de l’art musulman sont les tracés visibles d’un ordre invisible au regard duquel elles sont aussi illusoires que la réalité contingente au regard du Dieu unique. Œuvre singulière Les pseudo-arabesques de SAKL dissimulent dans leurs plis, replis et entrelacs, non des archétypes éternels et des vérités universelles mais, au contraire, une expérience personnelle faite d’incertitudes, de flottements intérieurs, d’états de crise, d’angoisses, d’inquiétudes : une quête d’identité personnelle à travers une quête d’identité culturelle. L’un de ses professeurs à Paris lui fit, au début des années cinquante, en plein essor de l’abstraction, une remarque qui, littéralement, le ré-orientera : «Que venez-vous chercher ici ? L’abstraction ? Elle prend sa source chez vous. Vous n’avez rien à trouver en Occident. Rentrez en Orient, c’est là que vous la trouverez». Voici SAKL qui, à l’instar de beaucoup de ses collègues de l’époque en révolte contre l’académisme ambiant et qui avaient assassiné dans leur cœur le père incarné par leurs professeurs ou leurs aînés César Gémayel (à partir de l’âge de 12 ans, SAKL fréquentera son atelier chaque été à Chouaya), Omar Onsi, Moustafa Farroukh, s’en était allé à Paris dans l’espoir de se faire adouber peintre en bonne et due forme, frustré dans sa tentative d’acquérir une identité de rechange et obligé de revenir à ses racines orientales pour affronter une fois pour toutes son double problème d’identité personnelle et d’identité culturelle en se réappropriant le patrimoine artistique de l’Orient en tant qu’héritier légitime (et légitimé par le certificat de son professeur occidental), au-delà de son accès aux techniques, savoir-faire et modes de traitement occidentaux. Quête de l’enfance Revenu au Liban, il s’attelle à une œuvre singulière, sans références antérieures, qui s’inspire de l’esprit plutôt que de la littéralité de la tradition orientale, une œuvre qui lui permettra, par son originalité incontestable, de s’affirmer en tant que lui-même et non comme l’ombre d’un autre quel qu’il soit. Et cela en lui ouvrant la possibilité, par l’approche à la fois rusée et naïve qu’il adoptera, de partir en quête de l’enfance, à la fois la sienne («Je cherche l’enfant qui m’échappe», dira-t-il) et celle de l’art. Cette démarche le portera, au-delà des raffinements et des subtilités des arts d’Orient, vers les signes, les symboles et la linéarité graphique simplifiée des arts primitifs, avec une étrange affinité pour les délinéations d’allure mélanaisienne. C’est en cela que l’art de SAKL ne saurait être réduit à une glose de l’art proche-oriental, bien qu’il évoque parfois des réminiscences sumériennes, égyptiennes ou phéniciennes. Révélation SAKL qui, en plus de cinquante ans de carrière, n’aura tenu que huit expositions individuelles espacées dans le temps (1953, 1957, 1966, 1973, 1982, 1986, 1994 - deux fois) provoquera en 1966, à la galerie l’Amateur, une sorte de révélation dont les journaux de l’époque transmettent l’écho ébloui : on était devant un langage plastique nouveau, aux possibilités infinies, et, qui plus est, un langage authentiquement local et cependant universel. Bien qu’il traduise secrètement pour ainsi dire l’intériorité déchirée de SAKL, il semble sacrifier l’ego sur l’autel d’une complexe structuration rythmique de l’espace et donc du temps, puisque l’œil peut s’y perdre longtemps, avançant au gré de bifurcations imprévues. En 1973, SAKL expose au centre d’art de Brigitte Shéhadé des sortes de totems fauves qui dépassent la simple surface pour s’inscrire dans l’espace, ce qui confirme sa tendance à déborder l’oriental vers le primitif avec ses contrastes stridents de volumes, de formes, de couleurs, de textures. Traumatisme Et voici que, soudain, rattrapé par l’autre aspect de son nom de baptême, SAKL perd en 1976 la totalité de ses œuvres dans son atelier de Damour saccagé, pillé, incendié. Ce fut un terrible traumatisme, un ébranlement de tout son être, comme un désaveu par le destin de l’identité qu’il s’était forgée envers et contre l’ombre portée de ses homonymes. Comme si l’ancêtre supplicié revenait le vampiriser, il coïncide, non sans une certaine complaisance, avec son image et s’autoproclame «artiste-martyr au point de vue humain mais non artistique». Il s’enferme dans la solitude et le silence, se laisse couler dans une déprime désespérée, une prostration et une torpeur créative qui ne l’empêcheront pas tout à fait de continuer à produire, une fois ses marques retrouvées après son installation à Bejjé dans le jurd de Jbeil à la suite de son second mariage, mais qui désormais marqueront son œuvre d’une sorte de maladie sinon de morbidité chronique. Au lieu de chercher à liquider le traumatisme en l’exprimant directement, en l’expulsant de son esprit et de son cœur, par un travail du deuil approprié, il ne cesse de revenir à ses figures labyrinthiques qui, désormais, peuvent être déchiffrées comme des talismans, des incantations apotropaïques, des rituels conjuratoires, mais aussi des écrans interposés entre lui, le monde et la vie pour les rendre supportables. Ses œuvres, même quand il revient à la figuration, des nus entre autres, deviennent des «paravie» et des «paramonde» – et rien ne le montre mieux que les grands tableaux de ses dernières années où une sorte de nébulosité enveloppe des dédales floraux, les rendant flous, embrumés, embués, telle une vue perçue à travers un voile de larmes. Un jalon essentiel Mais la surprise, l’étonnement, l’éblouissement, le choc visuel d’une révolution esthétique ressentis jadis ne sont plus là : même sa tentative de combiner par collage des cryptogrammes (parfois pleins de charme et même d’une sorte d’allégresse) aux gabarits différents et contrastés ne fera que confirmer, par sa cérébralité et son artificialité, l’impasse créative par cassure du ressort intérieur. Bien que, dans l’ensemble, son œuvre traduise un mouvement perpétuel de métamorphose continue qui évoque un monde magique où les choses et les êtres échangent leurs formes et leurs pouvoirs, voire une sublimation spirituelle (il rêvait d’être un esprit désincarné alors qu’en un sens il incarnait l’esprit dans ses chorégraphies manuelles onirico-ludiques), il n’a pas réussi à se changer lui-même, à changer sa vision et sa démarche au moment où il lui aurait fallu affronter le malheur par d’autres moyens, plus directs, plus violents, plus efficaces. Il n’a pas su ou pas voulu être un artiste-témoin, un artiste-accusateur plutôt qu’un artiste-martyr. Au lieu de faire le procès de la guerre, de l’agression, il les a retournées contre lui-même, refoulant son réquisitoire et sa colère. Il n’en reste pas moins un pionnier, jalon essentiel de tout un pan de l’art plastique au Liban. Saïd Élias Akl : une tragédie libanaise.
Il y a des noms qui portent, inscrits d’avance pour ainsi dire, un destin, un programme, un défi, un stigmate, peut-être une névrose. Né à Damour en 1926, dix ans après les exécutions capitales de 1916, Saïd Akl s’est vu inévitablement affubler du prénom d’un de ses proches, martyr de la nation. Et voici qu’à l’école, il s’aperçoit, lui dont la famille est composée de...