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Actualités - OPINIONS

Charles Hélou, ou la solitude de l’homme d’État - -

Onle Charles. C’est ainsi que j’ai pris l’habitude de m’adresser à vous. Aujourd’hui je vous écris. C’est que depuis quelques jours, le téléphone ne sonne plus, tôt le matin, avec l’annonce, ferme, de votre dévoué «centraliste» : «Fakhamto» ; suivi de votre voix et du rituel : «Quoi de neuf». Les promenades le long de la côte, ou vers un coin de la montagne libanaise pour visiter un couvent ou une association humanitaire, se sont interrompues. Votre restaurant préféré ne nous verra plus en aparté ou avec quelques amis. Alors, je vous écris ; et c’est d’ailleurs plus aisé pour vous manifester des sentiments qu’une certaine pudeur m’empêchait d’exprimer en face. Il y avait toujours un petit embarras quand l’un de nous deux voulait faire une gentillesse à l’autre. Quel sentiment vous exprimer, que vous ne sachiez déjà. Peut-être cette immense gratitude de m’avoir éveillé sur l’essentiel : le sens de la vie. Une foi inébranlable Votre érudition, la supériorité de votre intelligence, la noblesse de votre cœur, votre suprême humanisme, le tout coiffé par une foi inébranlable et vécue au quotidien, ébahissaient plus d’un. C’est encore plus important que d’avoir atteint les sommets. Parce que les sommets, vous n’y croyiez pas. Vous m’avez effectivement appris à quel point les choses d’ici-bas sont dérisoires, que les gloires et les honneurs qui subjuguent les humains ne sont que pure vanité. Votre préférence allait de loin au curé de votre paroisse, à un missionnaire inconnu, ou à la religieuse anonyme qui soigne les malades, plutôt qu’aux puissants de ce monde. Sans compter bien entendu les grands auteurs qui, par leurs écrits, réconfortent votre foi. Les paroles de Jean Guitton ne vous lâchaient plus. Votre amère expérience du pouvoir a contribué sans doute à vous faire mieux connaître les hommes, et à vous retrancher encore plus dans le refuge de la foi, pour mieux comprendre, mieux pardonner. Vous avez été élevé au plus haut rang de l’État et après, à celui de la francophonie (comme cofondateur), non pas parce que vous êtes issu d’un féodalisme familial, ou que vous ayez été l’homme lige de quelqu’un. Ce sont vos qualités intrinsèques qui ont été remarquées, alors que vous étiez tout jeune, pour qu’elles soient mises au service des affaires publiques. Et avouiez-vous, aviez vous-même tant reçu de votre maître à penser, le grand Michel Chiha, toujours présent dans votre cœur, et à travers un immense portrait ornant votre salon. Vous êtes demeuré reconnaissant à la formation que les pères jésuites vous ont donnée, et avez en guise de reconnaissance légué votre bibliothèques au collège Notre-Dame de Jamhour. Vous m’avez souvent parlé de votre solitude à la tête de l’État. Parce que votre attachement à la démocratie et aux libertés, et parmi elles, la plus fondamentale, la liberté de conscience, dérangeait au plus haut point. Le courant qui noyautait tous les services de l’État, et qui acceptait difficilement que vous émergiez par vos qualités comme homme d’État indépendant, ne retenait plus sa fougue quand, contre vents et marées, vous avez imposé la démocratie, dès le début de votre mandat, par l’organisation d’élections libres aux partielles de Jbeil. Le paroxysme était atteint quand l’alliance tripartite avait remporté ses succès, regardés comme véritable affront à la sacro-sainte autocratie parallèle. Et depuis que d’embûches! De l’autre côté, certains hommes, par ignorance, ou parce qu’ils ne vous pardonnaient pas d’avoir occupé la place qu’ils convoitaient, vous harcelaient avec des slogans, pures platitudes démagogiques. Et en dépit de tout, vous continuiez à œuvrer pour que règne la démocratie, et que s’élève le Liban à un haut rang dans l’échiquier international. Vous avez subi la plus grande crise de l’histoire contemporaine du Liban, seul avec votre conscience. Le destin a voulu que vous soyez là au moment où les Arabes ont connu leur plus grosse débâcle, tant et si bien que tous les chefs arabes, à leur tête Nasser, dont l’emprise sur une faction libanaise était incontestable, croyaient résorber la honte de la défaite, par l’appui inconditionnel à la révolution palestinienne, présentée désormais comme la cause sacrée des Arabes. Vous avez immédiatement perçu le danger qui guettait le Liban... Avec des frontières inverrouillables, à travers lesquelles déferlaient les héros du moment, les fedayins, frénétiquement appuyés par une foule déchaînée dans les rues du pays avec, à leur tête, le Premier ministre Abdallah el-Yafi scandant : «Nous sommes tous des fedayins» ; avec des camps de réfugiés encerclant les villes, vous avez entrevu le pire. Vous avez utilisé tous les moyens qui s’offraient : depuis l’utilisation de la force, jusqu’aux appels aux grandes puissances, amies ou neutres, et tous les moyens de persuasion à l’intérieur, pour éviter que l’équilibre interne ne soit rompu, sans compter les dangers meurtriers qui pouvaient provenir d’Israël. Shakespeare disait : «Un feu léger est vite étouffé, si vous le laissez faire, des rivières ne sauraient l’éteindre». La politique politicienne Vous avez compris dès le premier instant qu’une large faction ne démordrait jamais, que la sacralisation de la cause passerait avant, ou se confondrait avec l’intérêt de l’État, que les États étrangers étaient soit complices, soit indifférents, que les politiciens libanais n’y verraient que des occasions pour faire de la politique politicienne afin de se venger de votre régime, celui de la liberté, et que les Libanais attachés encore aux valeurs purement libanaises ne réaliseraient pas réellement les enjeux, et de toute façon ne seraient pas prêts à la confrontation. Le sommet d’Aramoun Quand on vous a communiqué, à la suite du célèbre sommet d’Aramoun, le refus de participer au gouvernement tant que le fedaï ne serait pas traité comme le soldat de l’armée libanaise, et qu’il devait avoir entière liberté d’action, vous avez quand même adressé un message officiel à la nation pour refuser le fait accompli et la politique du fait accompli. Mais hélas, le chef du gouvernement démissionnaire se précipitait pour répliquer le lendemain «qu’on ne pouvait imposer à l’homme ce qui contrevenait à ses croyances profondes». Et pendant que les actions militaires opposaient l’armée libanaise aux fedayins appuyés par une bonne partie de la population (c’est ahurissant, mais c’est comme cela), et que de l’autre côté de la frontière, dans la quasi-totalité des capitales arabes, des manifestations monstres se déroulaient pour protester contre votre régime, qualifié de traître, et que l’ébullition atteignait son paroxysme dans les rues de Beyrouth, vous continuiez, avec âpreté, à chercher une solution qui sauvegarderait le Liban, tel que vous l’avez connu et aimé. D’ailleurs, à un moment de découragement, l’idée de diviser le pays à la manière de Chypre vous avait effleuré, et aviez chargé l’ambassadeur Najib Sadaka d’étudier la question. Mais bien vite, vous vous êtes ressaisi, parce que c’était l’extrême suicide. Ce pays est voué inexorablement, constatiez-vous, à demeurer celui de la coexistence, c’est-à-dire du dialogue et du compromis. Mais devant les passions exacerbées de l’heure, tout compromis allait être perçu comme une capitulation de l’État, ou plutôt de la moitié de l’État, et une défaite pour une moitié de la nation. Mais l’alternative signifiait l’effritement immédiat de l’État, et la scission au sein de la nation, laquelle serait dans les circonstances de l’époque en faveur d’une partie au détriment de l’autre, non véritablement préparée à contrer ; en somme la perdition du Liban. Vous avez alors concédé à contrecœur à ce que le commandement de l’armée opère des arrangements avec les chefs palestiniens, mais dans un cadre strictement militaire, avec comme unique et intransigeante constante, que l’État libanais continue à exercer sa souveraineté, et ses pleines prérogatives, en tout lieu et à tout moment. C’est dans ce cadre que vous avez accepté la médiation de Nasser. Mais ce qui vous ne pouviez deviner, c’est les couardises et les dérobades qui ont suivi, tant et si bien que le seul interlocuteur libanais finissait par être le commandant en chef de l’armée de l’époque. Vous m’aviez expliqué qu’un politicien qui prend des attitudes extrêmes pour séduire le courant populaire qui prévaut, préfère ne pas se mouiller dans un acte qui, à l’heure de vérité, se retournerait contre lui. Et Dieu seul sait qui était l’instigateur qui a amené le chef du gouvernement à rebrousser chemin de l’aéroport de Beyrouth. Pour le commandant en chef qui avait fini par agir seul, vous aviez envers lui, au bout du compte, un sentiment de compassion, à l’instar de ce que vous éprouviez les derniers temps à l’égard de tout individu de la gent humaine, avec ses instincts et ses faiblesses. Le summum du courage Vous avez admis de vous identifier à cet accord, alors que vous y étiez totalement étranger, et peut-être l’instigateur de la seule clause insérée «sur la souveraineté en tout lieu et tout moment des autorités officielles libanaises». Parce que, m’aviez-vous dit, il est préférable que l’échec soit celui d’un seul homme plutôt que celui de l’État tout entier. C’était le summum du courage. Telle était votre force surhumaine, que les faibles d’esprit prenaient pour de la faiblesse. Et malgré tout, l’arrangement a permis de former un gouvernement après huit mois de crise et de faire redémarrer les services de l’État. Vous pensiez qu’après l’apaisement, une prise de conscience interne libanaise, un traitement à froid de l’affaire, des changements dans la conjoncture régionale et internationale, pourraient éloigner les dangers. Vous étiez brisé par le harcèlement infondé des détracteurs qui allait jusqu’à porter atteinte à l’intérêt même du pays. Ainsi en était-il quand d’aucuns parlaient de l’accord comme s’il s’agissait d’un véritable traité entre États, donnant de la sorte des arguments erronés à tous les ennemis du Liban. Vous n’avez jamais répliqué en mettant en cause les hommes. Votre foi chrétienne prenait toujours le dessus, en répétant les paroles d’un de vos pères spirituels, le père Gabriel Malek, paroles qui vous avaient ébloui : «L’amour du prochain, c’est qu’on arrive à aimer son propre ennemi». Un autre homme de religion, l’imam Moussa Sadr, vous conseillait de pardonner et de mettre en évidence les grandes réalisations. Et Dieu sait ce que vous avez accompli pour votre pays depuis votre première responsabilité comme journaliste, ambassadeur, député, ministre, et lors du mandat présidentiel. La loi sur l’assainissement du secteur bancaire, unique dans sa modernité, a été le fruit de nuits entières de labeur. Et pourtant, des misérables ont trouvé le moyen d’insinuer que vous étiez responsable de la chute de la banque Intra. Votre expérience du pouvoir vous faisait dire que le pays devenait difficilement gérable quand la question touchait à l’essentiel. Vous avez été empêché de poursuivre une réforme administrative et judiciaire, parce que derrière tout haut commis se trouve un leadership ou une communauté prêts à ameuter ciel et terre pour soutenir son protégé. Quand plus tard vos successeurs entamaient de pareilles tentatives, vous m’annonciez d’office l’échec. Vos dons de visionnaire étaient prodigieux. Il n’existe aucun événement sérieux qui se soit produit sans que vous ne l’ayez annoncé, longtemps à l’avance. Devant chacune de vos analyses, j’étais stupéfait. Je me souviens comment vous répétiez, par la parole et l’écrit, qu’il n’y aurait jamais de paix au Proche Orient. Parce que, tout simplement, la terre objet du conflit est une terre sacrée pour chaque partie prenante. L’aspect temporel des croyances musulmane et judaïque transforme le conflit en une guerre de prophètes. Et quelle prophétie ! Tous les Clinton et Bush de la terre n’imposeront que des trêves qu’on appellera à tort «paix». Après vos charges officielles, vous vous êtes déchaîné à défendre la cause du Liban auprès de toute instance qui vous était accessible, par les conférences et les écrits. Vous illustriez votre amertume par cette explication concise : «Les grands de ce monde ont beaucoup plus d’intérêts avec les autres qu’avec nous». C’est ainsi que bien après votre mandat, prenant conscience, les bien-pensants et les autres, de tout bord, venaient en farandole rendre homme à l’hommage d’État que vous avez été. Et quand il ne s’agissait pas de votre cher Liban, votre mobilisation allait vers les actions humanitaires et sociales. Les restaurants du cœur devenaient votre obsession. Et pour l’histoire, l’association des restaurants du cœur du Liban a été fondée avant celle de France. Coluche, par une lettre qu’il vous a adressée, le reconnaissait. Les multiples obstacles Vous ne participiez plus les derniers temps à la vie politique, vous contentant de prendre acte de ce que vous saviez être imposé. Vous aviez une tendance naturelle, tout en demeurant objectif, à vous solidariser avec chacun de vos successeurs, sachant les multiples obstacles non déclarés auxquels ils devaient faire face. Pour le président actuel vous aviez à côté du respect une sorte de tendresse paternelle. La pureté, la simplicité et la spontanéité de l’homme vous séduisaient et vous saviez que le président se heurtait, lui aussi, à toute sorte d’embûches, de traîtrises et de couardises, qui obstrueraient son ambition de créer un véritable État de droit. Le président vous rendait bien cette affection, par ses visites régulières, et la satisfaction de votre petit péché mignon, le chocoalat, que vous receviez hebdomadairement. Dans la vie, vous pardonniez d’office les faiblesses humaines des autres. Je vous revois conseillant à une personne qui vous était très proche, malmenée pour une sordide histoire d’héritage, de renoncer au droit, d’accepter d’être démunie, plutôt que de subir la hargne de la cupidité des humains. J’ai été toujours abasourdi par votre abnégation et l’esprit de pardon, voire de compassion, qui était vôtre. Il n’était plus étonnant, dès lors, que la méditation et le recueillement, avec vos meilleurs amis, les hommes de foi, deviennent le leitmotiv de votre vie. Nos conversations sur nos mères respectives, nos mariages et les autres choses de la vie prenaient une dimension d’élévation suprême. Le vide que vous laissez est insoutenable. Mais n’est-ce pas vous qui me disiez que la vie continue ailleurs, d’une manière plus belle, et que vous aviez hâte de retrouver votre mère, votre épouse, votre famille et tous ceux que vous avez aimés. Alors, la gorge nouée, je vous dis : ce n’est qu’un au revoir.
Onle Charles. C’est ainsi que j’ai pris l’habitude de m’adresser à vous. Aujourd’hui je vous écris. C’est que depuis quelques jours, le téléphone ne sonne plus, tôt le matin, avec l’annonce, ferme, de votre dévoué «centraliste» : «Fakhamto» ; suivi de votre voix et du rituel : «Quoi de neuf». Les promenades le long de la côte, ou vers un coin de la montagne...