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Actualités - REPORTAGES

REPORTAGE - La victoire de Sharon, une étape de plus dans le calvaire des Palestiniens - Douloureuse pause-souvenir - dans les camps de Sabra et Chatila

La bouchée de hommos se bloque dans sa gorge et les larmes se mettent à couler, silencieuses. Hajjé Fatmé prenait tranquillement son petit déjeuner dans la petite épicerie qu’elle tient avec son mari lorsque les souvenirs l’ont assaillie. «Ce jour-là, nous nous sommes cachés dans un petit réduit et nous nous sommes enfuis à la tombée de la nuit, chez les Libanais qui nous ont accueillis le temps que se terminent les massacres». Le retour triomphal d’Ariel Sharon au pouvoir en Israël réveille les morts de Sabra et Chatila. Et comme ils ne peuvent plus parler, ce sont les survivants qui le font à leur place avec une émotion insoutenable et des voix d’outre-tombe. C’est jour de marché à Sabra. En apparence, tout semble normal, les marchands crient à tue-tête pour attirer les passants et les ménagères, l’œil expert pour repérer les bonnes affaires, fouillent sans la moindre gêne les produits exposés sur des étals sommaires. Le soleil tape fort et les mouches commencent à faire leur apparition. Des couleurs, du bruit, de la foule, il faut vraiment faire un effort pour imaginer ce qui a dû se passer dans ces lieux il y a plus de 18 ans. Un œil attentif décèle toutefois très vite derrière cette agitation un peu factice, un peu outrée comme une volonté de remplir le silence, d’échapper aux fantômes. Malgré l’apparence de normalité, les camps de Sabra et Chatila ne ressemblent pas aux autres. D’abord, il y a bien plus de Libanais qu’à Aïn Héloué, Mar Élias ou Nahr el-Bared. Ensuite, de nombreux immeubles se sont élevés là où, il y a dix-huit ans, il n’y avait que bicoques. Certains murs s’ornent de photos incongrues, comme des portraits délavés de Massoud Achkar, candidat aux élections législatives, ou des affiches récentes de sayyed Hassan Nasrallah et de Rafic Hariri. Mais même si on a voulu changer l’identité de ces deux camps, leur âme reste la même, jeunes et vieux continuent à avoir le regard tourné vers la Palestine et vouent un culte au jeune homme tué il y a dix jours au cours d’une opération à la frontière libanaise. « Un criminel de guerre à la tête du pays » Dans la rue, devant les échoppes et même dans les maisons misérables qui ne dispensent aucune intimité, tout le monde parle de l’élection d’Ariel Sharon. Les Palestiniens de Sabra et Chatila n’ont pas vraiment peur («Nous avons connu le pire», explique Abdallah), mais ils perçoivent cette élection comme une insulte au drame qu’ils ont vécu. «Comment un pays qui se respecte peut-il porter au pouvoir un criminel comme Sharon ? Et comment la communauté internationale qui veut juger les crimes de guerre ne réagit-elle pas?», s’indignent les réfugiés. «Non pas que cela change quoi que ce soit pour nous, s’empresse d’ajouter Zouhair. Sharon ou Barak, ce sont tous des assassins à nos yeux, mais pour la communauté internationale soudain si soucieuse du passé des dirigeants arabes et autres, cela devrait être inacceptable...». Sharon au pouvoir, ce n’est pas, pour eux, une menace, puisqu’ils vivent déjà dans la plus grande précarité et dans des conditions peu enviables, mais c’est certainement le retour des fantômes qu’ils essaient d’oublier depuis 18 ans. Abed est le plus âgé des habitants du camp. À 82 ans, il a encore bon pied, bon œil et se considère privilégié par rapport à ses compatriotes, puisqu’au cours de sa longue vie, il n’a perdu qu’un fils et Dieu lui en a donné d’autres, pour adoucir sa peine. Ce vieil homme est l’un des rares survivants du massacre et lorsqu’il évoque la tragédie, on le prendrait pour un cadavre parlant. Sa voix devient monocorde et il raconte les faits de façon impersonnelle comme on récite une leçon bien apprise, alors que ses yeux se vident de toute expression. «Ils sont arrivés à la tombée de la nuit, le 16 septembre, par la route de l’ambassade du Koweït et ils ont commencé à tuer tout ce qui bougeait devant eux, tout en tirant en l’air pour terroriser tout le monde». Abed affirme n’avoir vu que des Arabes qui n’avaient même pas des uniformes réglementaires et étaient barbus et débraillés. Abed et sa famille sont restés cachés dans un petit réduit pendant près de 30 heures. C’est un voisin qui, par mégarde, a signalé leur présence et ils ont dû sortir. Heureusement pour eux, la fringale meurtrière des assaillants s’était un peu calmée. Des tirs pour obliger les femmes à danser Abed se souvient qu’ils ont crié : «Avancez, n’ayez pas peur», avant de séparer les hommes des femmes. Ils conduisent les rescapés à l’entrée du camp, devant une fosse profonde dans laquelle ils jettent les hommes vivants avant de faire passer le bulldozer au-dessus de la fosse et pendant ce temps, ils tiraient pour obliger les femmes à faire des youyous de joie et à danser comme lors d’un mariage. Abed n’oubliera jamais cette image et la chemise jaune du chauffeur du bulldozer. Les femmes ont ensuite été conduites à l’hôpital de Akka, un peu hors du camp. Les cadavres qui jonchaient la rue étaient alors recouverts de draps mais à leur retour, le spectacle était atroce. Abed se souvient aussi que certains hommes ont été emmenés à la Cité sportive et là, les miliciens se faisaient aider d’espions installés dans une voiture qui d’un coup de tête scellaient le sort de ceux qui défilaient. Le vieil homme voudrait donner encore plus de détails, mais son auditoire n’en peut plus. Chacun revit cette horrible expérience et sur les joues ridées de hajjé Fatmé, les larmes coulent de nouveau. Selon les présents, plus de 60 % de la population des camps avaient été décimés en 48 heures et ceux qui ont survécu ont eu à subir la guerre des camps et ses centaines de morts. Les victimes des massacres de Sabra et Chatila ont longtemps été sans cimetière, le lieu ratissé par le bulldozer ayant été transformé tantôt en terrain de foot et tantôt en décharge d’ordures. Il a fallu les dernières élections municipales pour que le chef de la municipalité de Ghobeyri décide d’aménager un cimetière à leur mémoire après avoir nettoyé le lieu où ils sont enfouis. «Quand on a survécu à tout cela, croyez-vous vraiment que Sharon peut encore nous effrayer ? Qu’on nous laisse maintenant y aller et nous prendrons tous le chemin de la frontière, pour mourir sur notre terre». Tous les présents opinent de la tête. Pour eux, la victoire de Sharon n’est qu’une étape de plus dans leur long calvaire.
La bouchée de hommos se bloque dans sa gorge et les larmes se mettent à couler, silencieuses. Hajjé Fatmé prenait tranquillement son petit déjeuner dans la petite épicerie qu’elle tient avec son mari lorsque les souvenirs l’ont assaillie. «Ce jour-là, nous nous sommes cachés dans un petit réduit et nous nous sommes enfuis à la tombée de la nuit, chez les Libanais qui...