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Actualités - OPINION

Art et culture : la béance

Même s’il est de plus en plus ardu, depuis trente ans, de faire allusion aux notions de «bouc émissaire» ou de «victime expiatoire» sans se laisser emporter par la pensée du philosophe René Girard, résistons à la métaphysique, fût-elle anthropologique, de ce Français californien, pour centrer notre propos sur l’art, l’art concret, présent, physique, et, qui plus est, bien déterminé par un périmètre fixe : celui du Liban. Que vient donc faire ici, dira-t-on alors, le phénomène victimaire ? C’est que ce qui touche l’art touche la culture, et que les ministères successifs affectés à cette dite culture depuis dix ans, sont chargés, par le public et les pseudo-élites savantes, de tous les péchés du monde. Pour tenter de mieux cacher la béance culturelle dont nous souffrons depuis Taëf, pour éluder les vraies responsabilités, c’est-à-dire, celles de créateurs aussi anormalement prolifiques qu’esthétiquement déficients, c’est aux ministres que l’on s’en prend, Beydoun, Eddé et Hobeiche confondus. Or imputer à l’État, dans la bonne tradition orientale, tous les péchés qui incombent aux écrivains médiocres, aux peintres pâteux, aux architectes du toc, aux irresponsables de la scène, c’est susciter un bouc émissaire pour masquer la vacuité d’une culture contemporaine qui ne s’assume plus, pour nier que les sources sont tarissables. Alors, tous les écrivains ne sont pas médiocres (1), tous les peintres ne sont pas pâteux, tous les architectes ne donnent pas dans le toc, tout l’art dramatique n’est pas irresponsable. Mais s’ils l’étaient presque tous Presque toujours ? Peut-on tirer du passé des raisons d’espérer ? Je ne le crois pas, mais si l’Histoire ne se répète pas, peut-être nous suffirait-il qu’elle bégaie. On ne sait jamais... Je pense, évidemment aux «années soixante», «al settinat», que l’on peut sans trop de malhonnêteté étendre jusqu’en 1975. Bien se garder de la nostalgie qui porte souvent au dithyrambe. Mais comment oublier tous ces feux de la rampe, ces acteurs de vingt ans, ce mouvement des pierres sculptées par Salwa Raouda ou le jeune Alfred Basbous, et les autres, et les autres... Pourtant les conditions de cette floraison de talents ne sont pas paisibles. Le putsch raté de 1961 (qui donne directement le très beau «Manifeste du 5 juin», d’Adonis, et une grande exposition de toiles écrabouillées d’Aref Rayess) et les indéfinis tremblotements qui mèneront au Septembre noir jordanien, puis à la conflagration du 13 avril 1975. Et pendant tous ces quinze ans, on peint, on joue, on représente, on s’enthousiasme pour le oud de Mounir Bachir, on dans la dabké sur les planches de Baalbeck. J’allais dire «l’atmosphère s’y prête encore». Et soudain, après trois jours de bombardements à Aïn el-Remmaneh, rien ne se prête plus à rien qu’à la mort : pendant près de vingt ans. À la mort et à la désertification des consciences. À la mort, à la plus brutale des violences. C’est le temps de l’infertilité, des exodes croisés. Mais voici dix ans qu’on ne meurt plus de guerre. On joue à faire la paix. On joue à faire de l’art. Avec une belle énergie : les insultes pleuvent dans le monde politique, les cimaises annoncent au moins deux vernissages par semaine. Mais, parlant de cimaises, où sont les talents ? Si les grands parmi les vétérans n’ont pas perdu le leur, combien de plus jeunes ont-ils été touchés par la grâce ? Pour un artiste «habité» comme Samir Khaddage, un trappiste trappeur comme Jean Marc Nahas, combien de mièvrerie, de facilité chez tant d’autres ? 1990/2000 : dix ans, ce n’est pas beaucoup. Mais dix ans sans événement culturel majeur, c’est long. C’est triste. pas un grand texte de dramaturge libanais qui ait marqué les esprits. Seuls peut-être, deux ou trois bâtiments, dans le boom de la construction et reconstruction, qui retiennent par leur élégance. Oui, c’est triste, d’autant plus que l’on se sent encore le dos appuyé au fossé de la guerre : le temps n’a pas eu le temps de compter. Malgré l’appétit initial du premier Premier ministre pour l’apparat décoratif et patrimonial, sa tendance personnelle au mécénat culturel, la cour d’intellectuels et d’artistes dont il aimait s’entourer et qui, pour certains, versèrent dans l’opportunisme, bref, malgré la faveur du prince, le soufflé ne prit pas. Car comparaison n’est pas raison. Une décennie des années d’avant-guerre, années de paix civile et de bouillonnement culturel et idéologique est d’une autre qualité, d’une autre texture qu’une décennie qui charrie dans sa mémoire Tall el-Zaatar, Sharon à une table d’hôtel beyrouthin, le vacarme des blindés aouniens et conjugue encore aujourd’hui une double présence étrangère. Et ceux qui ont vingt-cinq ans aujourd’hui, génération théoriquement charnière, n’ont pas fini d’appartenir à la génération sacrifiée : l’avenir se fait attendre. On pourrait nuancer plus longuement, s’étendre sur les temps de l’art au Liban, sur celui de la culture. Mais c’est l’inquiétude d’aujourd’hui qui l’emporte, l’inquiétude de voir la paix civile flotter dans une esthétique à la fois brouillonne et mimétique. Car si Léonard avait raison de penser que «l’arte è cosa mentale» («l’art est chose mentale»), quel retard l’intelligence libanaise se doit encore de rattraper ! Amal NACCACHE (1) Pour ce qui est de la littérature de langue française, remarquons, comme le faisait un collègue, que les bons romanciers libanais vivent depuis longtemps à Paris. Le phénomène est normal : faire sur place un travail de deuil serait insoutenable, et, à part ceux d’Amine Maalouf, leurs livres traitent tous de la guerre du Liban. Profitons-en pour parler de la véritable métamorphose de Dominique Eddé dont le dernier livre peut être considéré comme une mue, en même temps qu’une libération stylistique et personnelle.
Même s’il est de plus en plus ardu, depuis trente ans, de faire allusion aux notions de «bouc émissaire» ou de «victime expiatoire» sans se laisser emporter par la pensée du philosophe René Girard, résistons à la métaphysique, fût-elle anthropologique, de ce Français californien, pour centrer notre propos sur l’art, l’art concret, présent, physique, et, qui plus...