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Actualités - ANALYSE

Espace urbain - Nos rues sont-elles une école de citoyenneté ? Reconstruire le tissu social et humain de nos villes (photos)

Sous le titre «Municipalité et cité», l’institution Mgr Cortbawi – Congrégation des Saints-Cœurs fera paraître en novembre prochain un ouvrage, fruit d’un colloque international organisé à Jbeil, en coopération avec la Fondation Friedrich Ebert et la municipalité de Jbeil. L’ouvrage, réalisé sous la direction de M. Abdo Kahi, pose la problématique de l’aménagement du territoire et le rôle des municipalités dans ce domaine. Nous publions ci-après une synthèse de l’étude-témoignage de M. Antoine Messarra, rédigée pour L’Orient-Le Jour. Notre relation avec l’espace est agressive. Comment nous réconcilier avec l’espace ? L’identité, l’appartenance nationale, le patriotisme, l’altérité, la solidarité et l’engagement civique découlent de la notion d’espace et de ses composantes, avec lesquelles il faudra interagir et qu’il faudra apprendre à gérer. L’espace n’est pas neutre. Il induit des frontières et des limites, et donc des partages de rôles et de compétences, des exigences de respect et d’exécution des fonctions, des délimitations entre le privé et le public. C’est à travers les rapports de chacun de nous avec la ville et l’espace en général que se tissent les perceptions, les comportements et les attitudes de citoyenneté. Nous avons de grands problèmes avec l’espace. Nous l’avons constaté partiellement durant les années de guerre quand des réfugiés venaient d’autres régions que Beyrouth. Ils se comportaient, dans les rues, dans les domiciles, dans les quartiers avec la lessive et les débarras sur les balcons, comme envahisseurs, parce que cet espace leur est étranger. Je ne les accuse pas. C’est évidemment un espace étranger. Il faut tenir compte de l’aspect extérieur des maisons, qui est propriété des autres, parce que exposé à leurs regards. Je me concentre sur des témoignages axés sur mon vécu au quotidien dans la ville. 1. L’identité des pierres : les pierres qui bordent le trottoir de la rue de Damas, jaunâtres, rocheuses, centenaires, je voyais les ouvriers les extraire pour mettre à la place des bordures en béton ! J’ai vécu durant plus de deux mois comme étranger dans ma ville. C’était quelque chose de fort intime qui m’était spolié. Je sentais mon identité déchirée, avec ces bordures de pierres remplacées par du béton. J’ai vécu dans la hantise que l’opération n’aille plus loin, jusqu’à arriver au bord de ma propre maison, et de mon propre quartier. L’identité est idéologisée au Liban et de façon superficielle. L’identité commence avec les pierres du trottoir. 2. La rue, espace de culture : toutes les fois que je vois le campus des sciences médicales de l’Université Saint-Joseph, l’Espace culturel français qui abritait autrefois l’École supérieure des lettres, ainsi que la cathédrale des grecs-catholiques, à la rue de Damas, je respire et entrevois tous les rapports d’histoire, de relations humaines et de culture dans ces lieux chargés de vie. Peut-il y avoir des villes sans universités et sans cathédrales ? Si les universités et les cathédrales désertent les villes, celles-ci deviennent anonymes. Les marchés même cessent d’être des marchés où on se rencontre. Il n’y aura alors que des boutiques où on ne vient que pour vendre et acheter, sans support relationnel et humain. Beaucoup d’universités commençaient à déserter la ville vers des régions lointaines. Heureusement que d’autres villes ont commencé à émerger à proximité de ces universités. 3. La rue : un guide vers l’espace public : Dans une région de montagne, dans un espace de 10 km, je circulais le soir en voiture pour retrouver un endroit. Je n’ai vu aucun panneau de signalisation. J’ai vu des indications privées : boulangerie Khaled, clinique docteur X, résidence Y, mais aucune affiche indiquant le nom du village, indiquant une municipalité, une administration publique. J’ai compris combien nous sommes injustes, en fait, à l’égard du Libanais. On lui reproche de n’avoir pas le sens de l’État, du public, de la citoyenneté. Nous circulons dans un espace de plus de 10 km, sans aucune allusion, indication, affiche qui indique une chose publique. Rien que des indications de type privé. J’ai perdu plus de trois quarts d’heure pour retrouver le village et la région où je devais me rendre. 4. La rue envahie : nos rues sont agressées. Un phénomène commence à être fortement gênant : les affichages religieux dans les villes, sur l’autoroute de Jounieh, à Broumana, Beit-Méry, dans beaucoup de régions de Beyrouth, à Tripoli, Saïda… Autrefois on reprochait aux démarcations d’opérer une ségrégation confessionnelle. Maintenant les affichages religieux sont étalés pour s’imposer à vous et sont, par là, plus politiques que religieux et spirituels. Il y a partout au Liban des lieux de culte, musulmans et chrétiens. Cela repose tout le monde. Heureusement qu’il y a des communautés au Liban, grâce auxquelles des lieux de culte ont été protégés au centre-ville. Sinon ils auraient été détruits. Mais l’affichage religieux sauvage, dans la rue, accapare la rue, usurpe la représentation de la rue, impose aux passants des idéaux et des représentations. La prolifération de ces affichages religieux sauvages – et j’exclus bien sûr les affichages dans des circonstances particulières et qui correspondent aux traditions, coutumes et croyances des Libanais – font comprendre dès l’entrée dans un quartier, une ville, une région, à tous ceux qui ne veulent pas comprendre qu’ils se trouvent – bien que la guerre des armes soit finie –, à Beyrouth-Est, Beyrouth-Ouest, dans un quartier musulman, chrétien… dans un territoire qui leur est étranger ! 5. La rue étatique : les rues dans certaines villes arabes sont envahies par un État omniprésent pour tous ceux qui veulent se donner l’illusion d’être libres, autonomes, indifférents à l’omnipotence du pouvoir. Alors, c’est partout dans la rue, sur les enseignes des magasins, les balcons des immeubles, et en toute période de l’année, des slogans et des portraits politiques. La rue devient propriété exclusive du régime et des gouvernants, au lieu d’être l’espace privilégié et harmonieux de la rencontre, du dialogue, de la conciliation et de la régulation entre le privé et le public. Je ne peux oublier Amsterdam avec ses rues à quatre espaces parallèles : un espace de forêt, un pour les piétons, un pour les cyclistes et un pour les automobilistes et, partout, des indications discrètes et visibles pour s’orienter. Un espace organisé est promoteur de comportement civique. 6. La rue, lieu de mémoire collective : l’appellation des rues, les monuments historiques… créent une mémoire collective. L’histoire apprise a moins d’impact que l’histoire vécue au quotidien grâce aux noms des rues et aux monuments commémoratifs. Il faut cependant exploiter cela pour l’éducation civique de la jeunesse. Nous avons besoin aujourd’hui de nouveaux lieux de mémoire dans nos quartiers et dans nos rues. Nous allons toujours être en désaccord sur les grands leaders du passé. Par contre, les souffrances communes endurées par les Libanais de 1975 à 1991 peuvent générer une identité commune, plus solide, mieux prémunie face aux risques de fragmentations internes et d’ingérences extérieures, si un traumatisme collectif et une contrition nationale se transmettent de génération en génération grâce à des monuments historiques. Des monuments qui rappellent ce père de famille atteint par la balle d’un franc-tireur, alors qu’il portait un paquet de pain pour sa famille ; l’autocar des élèves traversant la ligne de démarcation du Musée et atteint par un obus; les deux petites Maya et Rouba noyées à Jounieh alors qu’elles tentaient avec leurs parents de contourner le blocus… 7. De la rue à la ville conviviale : en tant que Beyrouthin d’origine, habitant à proximité d’une ligne de démarcation, j’avais une conscience aiguë qu’outre la barbarie des armes, il y a une autre barbarie qui assaille ma ville, celle d’une horde venue de je ne sais où et qui parle de Beyrouth-Est et de Beyrouth-Ouest. Je suivais les événements, analysais et comprenais autant qu’un citoyen peut comprendre. Mais j’avoue que les notions Beyrouth-Est et Ouest, bien que visibles et mortelles à moins de vingt mètres de ma maison, je ne les comprenais pas, au vrai sens de comprendre, c’est-à-dire, concevoir, saisir par l’esprit, intégrer… Beyrouth-Est et Ouest étaient pour moi des catégories politiques, étrangères à mon vécu et à ma structure mentale beyrouthine d’un Beyrouth convivial. Ce phénomène mental est révélateur d’un autre phénomène fort grave pour toutes les villes, et surtout les villes arabes, celui de la ruralisation des villes. Cela ne signifie pas que les ruraux sont d’une autre trempe humaine que les citadins. Celui qui habite un village ou une ville, sans s’y intégrer culturellement, demeure étranger et marginal et introduit, là où il se trouve, des comportements de frustration, d’exclusion ou d’agressivité. *** Aujourd’hui dans la municipalité de Beyrouth qui se reconstruit, nul ne sent l’existence de la municipalité. Que faire ? Les comités de quartiers sont importants et contribuent à rééduquer les gens. Les conseils municipaux ont un rôle éducatif. Aujourd’hui à Beyrouth, il y a une municipalité institutionnelle, mais non une municipalité qui communique avec la population, qui reconstruit le tissu social et humain, un tissu de citoyenneté vécu au quotidien, assumé et partagé.
Sous le titre «Municipalité et cité», l’institution Mgr Cortbawi – Congrégation des Saints-Cœurs fera paraître en novembre prochain un ouvrage, fruit d’un colloque international organisé à Jbeil, en coopération avec la Fondation Friedrich Ebert et la municipalité de Jbeil. L’ouvrage, réalisé sous la direction de M. Abdo Kahi, pose la problématique de l’aménagement du...