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Actualités - OPINION

Carnet de route Autour d'un cinquantenaire L'anniversaire de la peur

Il n’est pas interdit de considérer l’Etat d’Israël comme une aberration géographique et de lui reconnaître, dans le même temps, le droit à l’existence. A vrai dire, les rapports entre Tel-Aviv et les Arabes participent d’un tel maelström, incarnent un tel enchevêtrement de la morale et du droit, de l’affectivité et de la raison, qu’on ne peut reprocher aux dizaines de millions d’habitants du monde arabe, aux quelque trois millions d’Israéliens, pas plus qu’aux milliards de nos semblables dans le monde, de penser de nos relations tout et son contraire d’éprouver des sympathies souvent passionnelles et des antipathies paradoxales, de s’essayer au point de vue de Sirius, voire de vomir sans discrimination les cinquante ans de malheur consécutifs au désastre de 1948. Mais il vaut mieux raison garder fût-ce dans les pays frontaliers du champ de bataille: nous sommes enfoncés jusqu’au cou dans un conflit permanent, autant faire preuve d’intelligence plutôt que de haine, de fécondité plutôt que de la paralysie passive qui nous caractérise parfois. Oui, Israël est une greffe, une greffe qui n’a pas pris, oui, la logique elle-même peut aboutir au déni de cet avatar posthume de la question des nationalités qui occupa la moitié du siècle dernier en Europe, oui Israël relève de l’anachronisme colonial. Non, il ne faut pas jeter les Israéliens à la mer. Oui, nous sommes confrontés à une manière d’aporie, une de ces situations aporétiques dont l’histoire universelle est jonchée. Le seul salut, la seule tentative d’en sortir réside dans la lucidité du regard que nous portons sur le paradoxe brûlant de deux sémitismes ennemis, sur l’acceptation du droit international comme sur la compréhension de la révolte contre le fait accompli du 14 mai 1948. * * * En deux mots, un peuple «d’élite sûr de lui» et plus brutalement dominateur que jamais; des peuples en voie de développement dont le sacré s’est trouvé violé par un judaïsme à dynamique sioniste; des terres confisquées par la violence, la ratification de cette violence par la communauté des nations; bref, une des définitions du malheur. L’arrogance et la puissance technologique de Tsahal et de ses chefs politiques ont fait le reste. Nous sommes encore marqués par trois défaites militaires d’envergure, par la défaite de nos PNB, par ce qui vient avec la défaite: le déshonneur. Echec et mat? Loin de nous l’idée de faire marcher l’histoire sur la tête et d’aller de profession de foi en profession de foi, intellectuels en tête, sous l’ombrelle du pacifisme réel de quelques-uns, des deux côtés de la ligne de front. Mais le scepticisme bien entendu ne s’oppose pas à la nécessité du devoir. C’est à la recherche de ce devoir qui nous incombe, en 1998, aujourd’hui que nos adversaires célèbrent dans la liesse nos écrasements successifs, c’est à la recherche de ce devoir, vérité et justice, virilité et humanité, que nous devons nous arrimer. Si ce devoir est entendu par beaucoup comme un devoir de paix — qui ne se limite pas aux «intellectuels de gauche arabes», même s’il s’agit du groupe le plus bavard, mais s’étend à de larges secteurs de l’intelligentsia, professions libérales et élites politiques — il demande un courage singulier de l’intelligence et du cœur. Car personne ne s’est montré plus habile que les gouvernants israéliens à susciter l’humiliation et imposer à leurs voisins arabes la capitulation des esprits contre ce rouleau compresseur de la honte, se relever exige d’abord une juste évaluation de sa propre dignité morale, autant dire de son honneur, pour ne pas perdre, avec ses biens, son âme. Le Liban est bien et mal placé pour servir d’exemple. Mal, parce que son personnel politique au pouvoir est totalement manipulé du dehors, depuis longtemps ridiculisé aux yeux des citoyens, et que sa résistance militaire, incarnée par le Hezbollah, passe pour une guerre de foi religieuse. Bien, parce qu’il est, dans son peuple et ses élites, la victime dégoûtée de toutes les embrouilles israélo-arabes qui l’ont saigné à blanc, et qu’il devrait avoir pieds et poings liés par les occupations étrangères et la vermine de ses politiciens. Or, d’une part, le Hezbollah, bien que téléguidé par Téhéran et par le Dieu unique, est bien constitué de troupes libanaises qui alarment Israël, ce qui est toujours cela de pris. D’autre part, ce sont, au premier chef, les citoyens libanais qui sont parvenus à discréditer les marionnettes qui les dirigent et mangent à tous les râteliers, sans se laisser prendre par les marchés de dupes qui se déroulent en permanence sous leurs yeux. Malgré son impuissance quasiment organique, on voit la société civile tenter de s’organiser, de groupe en groupe, contre le mensonge, inviter des juifs arabes, qu’une presse aux ordres récuse, à des colloques annulés par les ministères concernés, commémorer Cana toutes communautés confondues. Tout cela pour quoi faire, dira-t-on? Patriotisme de pacotille? Pas plus que celui de ceux qui fêtent aujourd’hui le cinquantième anniversaire de leur naissance. Cinquante ans, ce n’est pas beaucoup, peut-être, mais l’Allemagne n’avait que quarante-quatre ans d’existence lors de la grande guerre, et l’Italie à peine plus. Ils ont quand même peur, les Israéliens, malgré le soutien irréversible de Washington, malgré la sympathie de l’Occident, malgré la puissance de leur modernité. Les Arabes vivent, eux aussi, dans la peur: décidément, ce demi-siècle n’aura fait de bien à personne. Les uns et les autres ont peur pour leur propre identité dont aucune image positive ne leur donne le reflet. Quant à l’image rassérénante qu’aurait pu susciter chez les uns et chez les autres l’expérience de la paix, les faucons israéliens l’ont assassinée pour l’instant, et mieux vaut ne pas penser au sort sinistre de Arafat. Tout va mal, au Proche-Orient, en ce cinquantième anniversaire de la nation israélienne. Tout va mal en elle, tout va mal en nous. Et ce n’est pas le moment de donner aux uns et aux autres cette ancienne leçon de la sagesse tibétaine: «La patrie n’est qu’un campement dans le désert». Ils le prendraient au sens littéral...
Il n’est pas interdit de considérer l’Etat d’Israël comme une aberration géographique et de lui reconnaître, dans le même temps, le droit à l’existence. A vrai dire, les rapports entre Tel-Aviv et les Arabes participent d’un tel maelström, incarnent un tel enchevêtrement de la morale et du droit, de l’affectivité et de la raison, qu’on ne peut reprocher aux dizaines de...