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Actualités - OPINION

Regard H. Torossian : 45 ans de nu : 1953 - 1998 point d'orgue

Rares sont les artistes libanais, à part César Gémayel et Hussein Madi, qui se sont attachés au nu avec autant de constance que Haroutioun Torossian, né à Beyrouth en 1953. Bien entendu, il a pratiqué bien d’autres disciplines que le nu: ses paysages, ses natures mortes, en particulier, respirent une atmosphère de profonde solitude et de silence presque palpable. Loin de se contenter d’envelopper les choses comme une chape extérieure, il en pénètre la substance même, se faisant leur intime essence. Le silence, chez Torossian, reflue et déborde du dedans vers le dehors pour sublimer objets et environnements, et donc la peinture et le dessin eux-mêmes, vers un statut méditatif-contemplatif quasi métaphysique. C’est comme si Torossian se mettait à l’écoute de l’inaudible et, à travers lui, cherchait à capter l’indicible et l’invisible du monde dans sa dicibilité et sa visibilité même. La peinture est seule capable de suggérer ces arrière-plans mystérieux parce qu’elle est, elle-même, une mystérieuse alchimie capable de transmuter, par la vision du cœur et le doigté du pinceau, le plomb physique en or spirituel, la pesanteur des corps en grâce de l’être. Dans l’évolution du travail de Torossian, cette opération de transfiguration passe par un point d’orgue entre 1968 et 1974, comme on le voit dans une série de toiles où le graphisme des figures reconnaissables, jusqu’alors primordial, s’évanouit progressivement de «Formes sculpturales» (1968), ensemble de courbes fermées, et «Eclosion» (1969), ensemble de courbes ouvertes, à «Formes-fleurs» (1969) et «Cocons» (1970), semis de formes rondes et légèrement hachurées à peine marquées, à «Nuages rouges» et «Nuages», de 1972 où ne subsistent plus que des modulations quasi monochromes uniquement animées de quelques touches ton sur ton. Dans ces camaïeux, Torossian atteint à l’informel pur, le silence en soi, allant plus loin dans le renoncement, le dépouillement et l’ascèse qu’aucun autre peintre libanais avant ou après lui. Il n’avait plus qu’à aborder la monochromie absolue, abandonner la peinture ou repartir à nouveaux frais. Une allure caractéristique Il repartira à nouveaux frais, en important dans ses œuvres ultérieures, paysages et natures mortes, cette extraordinaire expérience, cette connaissance du tréfonds du silence qui marquera désormais toute sa production, y compris ses nus qui, déjà, même dans ses travaux acédémiques entre 1953 et 1956, où le corps conservait ses proportions et ses formes classiques, et surtout entre 1960 et 1967, avant la parenthèse de la dissolution totale des formes, allaient, de transformation en transformation, vers une épuration des lignes qui, rétrospectivement, apparaît comme une pré-entrée dans l’ordre du silence par la double voie du graphisme et de la couleur. A partir de 1960, les nus de Torossian assument leur allure caractéristique, propre à sa vision personnelle du corps féminin: tête ovoïde, visage sans traits, cou allongé et souple, épaules retombantes, buste gracile, hanches amples, croupe et cuisses plantureuses, comme si le modèle était soumis à une double gravitation, une double attraction vers le haut qui l’étire et l’allège et vers le bas qui l’arrondit et l’alourdit, double postulation contraire, dans la même anatomie, vers le charnel et le spirituel, sans pour autant suggérer sensualité ou érotisme, mais plutôt une retenue accentuée encore par la rigoureuse économie des moyens graphiques et chromatiques: l’arabesque continue quasi abstraite du galbe et la palette réduite à deux ou trois couleurs posées avec légèreté et raffinement: violet-gris («Opulence», 1960), bleu-noir-blanc («Nageuse», 1962), ou vert-bleu-jaune ou rouge-orange-jaune… C’est de 1963 que datent ses deux figurines en bronze qui, dans leur concision plastique, évoquent des Venus callipyges préhistoriques, des corps surgis d’une mémoire archaïque. Ici, il faudrait peut-être rappeler que Torossian a toujours été un passionné d’archéologie. Retour en arrière A cette formulation personnelle parfaitement élaborée du nu succède, entre 1964 et 1969, une période de stylisation géométrisante, les corps ressemblant de plus de plus en plus à des épures bidimensionnelles de sculptures à faire, à des projets en contour plutôt qu’en volume: dans cet esprit, «Lyre inconnue» (1967), «Fleur nue» (1967), «Lyre Bleue» (1967), «Buste violacé» (1968), «Métamorphose» (1969) présentent des formes esquissées au pinceau, avec ces couches de peinture délicates, fines, transparentes, derrière lesquelles les cernes, déjà, commencent à s’occulter. «Forme dépouillée» 1969) se tient à la limite entre le formel géométrique et l’informel chromatique qui va bientôt prévaloir, le corps féminin changé en corps nuageux. Après le passage par les nuages de 1970-1974 et les paysages et natures mortes qui suivent (mais qui ne sont pas représentés dans cette rétrospective), le nu refait son apparition: de 1986 à 1998, c’est une sorte de retour en arrière qu’opère Torossian, reprenant le fil interrompu de ses figures de 1960-1967 qui constituent, en quelque sorte, la quintessence de sa conception du corps féminin: galbes unilinéaires simples et doux, courbes harmonieuses sans angles, lignes filées coulant sans accroc, masses succinctes sans détails, couleurs réduites à une ou deux, au maximum trois, avec une touche aérienne qui effleure à peine parfois le support comme dans l’aquarelle en bleu et rose «Nu assis» de 1988, mais aussi comme dans «Evanescence» de 1988, en bleu, ou les «Trois grâces» de 1994, figures en bleu-jaune-blanc sur fond bleu-jaune-vert. Torossian retrouve son goût pour les masses sculpturales, comme dans ««Nu rouge» et «Nostalgie» de 1989 et même «La toilette de la mariée» de 1992. Le souci de l’élégance graphique et de la plénitude formelle, celui du minimalisme chromatique et de l’impondérabilité de la touche mènent à une sorte de degré zéro de l’érotisme. «Evanescence» traduit bien cet état des corps qui flottent, ayant perdu leur consistance charnelle, telles les précaires et équivoques apparitions, dans un monde intermédiaire où la femme se fait silencieusement peinture et la peinture silencieusement femme. Cette rétrospective, qui révèle les avatars de la sensibilité d’un artiste hanté par le nu, signifie-t-elle que le cycle évolutif de Torossian est terminé ou annonce-t-elle, au-delà de la boucle bouclée, de nouvelles métamorphoses du corps féminin vers un nouveau point d’orgue?
Rares sont les artistes libanais, à part César Gémayel et Hussein Madi, qui se sont attachés au nu avec autant de constance que Haroutioun Torossian, né à Beyrouth en 1953. Bien entendu, il a pratiqué bien d’autres disciplines que le nu: ses paysages, ses natures mortes, en particulier, respirent une atmosphère de profonde solitude et de silence presque palpable. Loin de se contenter...