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Actualités - OPINION

Regard Liban : images du patrimoine (Tome III) de R. Chahine Prise de conscience collective

Le respect et l’intelligence des lieux manifestés par Urban Sax à Baalbeck sont, de plus en plus, des qualités que l’on retrouve dans la relation quotidienne des Libanais avec leur patrimoine naturel et architectural. Au cours de ces dernières années, il y a eu sans aucun doute une nouvelle prise de conscience collective, suscitée surtout par des initiatives et des associations privées, l’Etat étant absent, ici comme ailleurs, de la nécessité de préserver l’environnement naturel et architectural, d’empêcher sa dégradation, voire de le restituer à son état premier. D’où le nombre de réserves naturelles aménagées depuis la fin de la guerre. L’idée que la nature, les montagnes, les forêts, la mer, les vallées, les fleuves, la faune et la flore peuvent avoir des droits à faire valoir à notre encontre et nous-mêmes des obligations à leur égard s’impose de jour en jour: il n’est plus possible aujourd’hui d’entreprendre de détruire un rocher ruiniforme du Kesrouan, de massacrer les flancs et les sommets des montagnes pour en tirer du gravier, de déverser des détritus dans une vallée, de polluer un cours d’eau sans provoquer un concert de protestations de la population avoisinante et un tollé dans la presse. Non que cela suffise à mettre le holà à ces déprédations: on le constate dans la capacité des propriétaires de carrières à résister aux injonctions gouvernementales, voire judiciaires. Mais plus aucune entreprise de destruction du legs naturel ou architectural ne passe plus inaperçue, et c’est peut-être là le plus important, et l’apport essentiel des médias à un meilleur cadre de vie. Soudain, les piliers du pont de Jisr el-Bacha, menacés par des travaux en contrebas, provoquent une levée de boucliers qui alerte jusqu’au président de la République. Soudain, on se rend compte que le pont devrait être classé en vue d’une éventuelle restauration. Il en est de même des vestiges archéologiques: dans le passé, quand on en trouvait dans un chantier, on s’empressait de les escamoter. Le Liban a perdu ainsi des trésors inestimables, sans compter ceux des fouilles clandestines. Aujourd’hui, la chose est devenue beaucoup plus difficile et des plans d’édifices sont modifiés pour intégrer les trouvailles dans la nouvelle construction. Dans les concours interscolaires, les élèves écrivent, dessinent et peignent sur le thème de l’environnement ou de l’architecture libanaise, et dans certains collèges, de grandes expositions, doublées de conférences de spécialistes, sont montées chaque année. Et il y a de plus en plus d’albums, de posters, de cartes postales, de livres, de livres-objets (comme celui sur les anciennes maisons de Beyrouth dessiné par Flavia Codsi), de gadgets qui poursuivent, pour ainsi dire, le travail amorcé depuis longtemps, surtout pendant la guerre, par les aquarellistes paysagistes locaux, comme si les traumatismes subit durant les «événements» avaient fait mesurer l’importance vitale des ancrages naturels et des repères culturels pour la préservation de la personnalité déstabilisée par l’effondrement des cadres de références et des valeurs. Rétablir cadres et valeurs Ce sont précisément ces cadres et ces valeurs que beaucoup de Libanais s’emploient aujourd’hui à rétablir dans l’architecture privée: au gré des déambulations dans les villes et les villages, on découvre un nombre impressionnant de vieilles demeures restaurées ou en cours de restauration, certaines agrandies et modernisées mais en respectant l’esprit traditionnel, d’autres rétablies dans leur ancienne apparence, avec un souci poussé du détail, jusqu’aux marquises en tôle festonnée des portes d’entrée et des escaliers. Habiter une demeure ancienne restaurée est devenu le chic du chic, le dernier cri du snobisme, mais aussi et surtout du vivre dans un espace véritablement humain, des volumes à respiration ample et généreuse. Même les propriétaires des immeubles de bureaux des années vingt du centre-ville de Beyrouth, qui renâclaient au début devant les frais de restauration, se sont pris au jeu et sont même devenus perfectionnistes au fur et à mesure qu’ils découvraient l’élégance discrètement ornementée de ces bâtisses, chacune différente quoique toutes apparentées par la splendeur dorée de leur pierre ocre, malgré le caractère tantôt plus européen, tantôt plus oriental des façades. La beauté de ces bâtiments, plus l’exemple du Grand Sérail, ne manqueront pas d’inciter d’autres propriétaires dans d’autres quartiers et d’autres villes à se résoudre à la restauration plutôt qu’à la destruction ou même à la rénovation. Et, à l’instar de la résidence officielle du président de la Chambre à Aïn el-Tiné, beaucoup de villas, voire d’immeubles nouveaux, sont désormais conçues dans l’esprit de la tradition, en s’inspirant des éléments architecturaux traditionnels (mais peut-être pas réellement de l’essence de la tradition) que répertorie le dernier volume: «Vieilles demeures et résidences privées» de l’importante trilogie de Richard Chahine «Liban: images du patrimoine», dont les photos sont actuellement exposées au CCF et à la Galerie Chahine. Comparé aux «édifices et équipements publics» (Tome I) et à «L’Habitat fortifié et l’architecture religieuse», l’inventaire de l’architecture privée était sans doute fort malaisé, tant les exemples dignes d’y figurer abondent dans toutes les régions, certains villages anciennement cossus étant particulièrement riches à cet égard. Il faudrait plusieurs tomes pour les abriter. J’en connais beaucoup, à formes originales, voire uniques, que j’aurai souhaité retrouver dans ces pages. Cette entreprise, menée enfin à terme par un seul homme, alors qu’il y aurait fallu un institut en bonne et due forme, ne devrait donc pas s’arrêter là: d’autres peuvent reprendre l’inventaire, le compléter d’une manière plus systématique, plus fouillée, moins arbitraire. Éveiller la curiosité Richard Chahine n’a pas cherché la rigueur: des édifices publics, comme le Parlement, le cinéma Opéra, l’hôtel Saint-Georges, l’horloge du Grand Sérail, le bâtiment du CDR, etc. mais aussi, non identifiée, la galerie en berceau sous le temple de Jupiter dont on se demande comment elle a atterri ici, sont catalogués dans ce dernier tome. L’objectif de Chahine n’était pas de faire œuvre scientifique, ni même d’offrir un album d’images techniquement parfaites (sur ces deux points, il y a beaucoup à redire sur le contenu et la présentation des trois tomes, mais, comme il le dit, «d’abord d’éveiller la curiosité et de faire découvrir notre très riche patrimoine architectural, partie intégrante de notre mémoire collective, de nous habituer à avoir un regard curieux, optimiste sur l’avenir du pays et, en second lieu, d’essayer de susciter des vocations afin de restaurer et de sauvegarder l’incommensurable legs de nos ancêtres». Sur ce chapitre, on peut dire que les choses se sont beaucoup améliorées depuis la parution du premier tome et que la trilogie, malgré l’existence d’autres ouvrages spécialisés ou non, constitue une indispensable référence pratique et accessible, avec 950 illustrations, des textes divers de 70 auteurs, 660 sites repérés sur carte, sans compter 3500 sites répertoriés sur ordinateur et qui sont désormais une source documentaire importante, même sur le plan international. L’entreprise solitaire de Chahine, secondé par des photographes-amateurs bénévoles, s’inscrit dans le contexte de cette prise de conscience collective des valeurs naturelles et culturelles qui s’est affirmée ces dernières années et à laquelle elle a elle-même fortement contribué.
Le respect et l’intelligence des lieux manifestés par Urban Sax à Baalbeck sont, de plus en plus, des qualités que l’on retrouve dans la relation quotidienne des Libanais avec leur patrimoine naturel et architectural. Au cours de ces dernières années, il y a eu sans aucun doute une nouvelle prise de conscience collective, suscitée surtout par des initiatives et des associations...