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Actualités - OPINION

Regard "Les planches libanaises" : Léon de Laborde, Silent Stories : Marilyn Stafford Le passé-présent

Maints albums photographiques sur le Liban du XIXe et du début du XXe siècles ont vu le jour ces dernières années. Et l’on continue à en publier à un rythme soutenu, comme si, d’avoir risqué perdre le pays lui-même et d’avoir vu villes, villages, groupes humains, modes de vie si rapidement et si irrémédiablement disparaître ou se transformer sous ses yeux, le Libanais avait acquis un sens qui lui manquait: le sens de l’Histoire. Moins de l’Histoire politique que de l’histoire urbaine, architecturale, sociale, culturelle, en un mot de l’histoire de la vie quotidienne. D’où un goût prononcé pour ces moyens symboliques de récupérer le passé que sont l’estampe et la photographie. Deux publications, très différentes à la fois et très proches, viennent alimenter derechef cette nouvelle inclination. Le premier ouvrage, dans une édition de luxe grand format, boîtier et album frappés à l’or fin, d’un raffinement discret, coédité par les éditions Dar an-Nahar et Saad Kiwan et Co, offre, en belles reproductions, les 52 planches lithographiées du «Voyage en Syrie» de Léon de Laborde, qui avait parcouru l’Orient avec son père et quelques compagnons en 1827, à un époque où c’était une entreprise assez risquée pour des Français à «chapeau noir». Du reste, l’illustration synthétique qui orne la première page de l’introduction montre, entre autres, des actes de violence entre hommes armés et même un Européen agressé par un Arabe. Les lithographies de Laborde et consorts insistent, comme de bien entendu, sur les sites et les costumes plutôt que sur les scènes de la vie quotidienne, bien que l’une d’elles, par exemple, montre un homme qui danse à Tripoli, avec un déhanchement très féminin, au milieu d’une assemblée masculine assise à même le sol sous un arbre, avec deux femmes debout, des jarres sur la tête, en second plan. Les paysages et les lieux sont à la fois familiers et étranges: si l’on reconnaît Tripoli, sa forteresse et sa dervicherie, Baalbeck, avec ses temples encore partiellement ensevelis, Saïda et Tyr vus de loin avec leur allure caractéristique, il est, en revanche, impossible de reconnaître Beyrouth avec sa muraille d’enceinte, ses portes monumentales et ses tours de fortification dont il ne reste plus rien. Il est vrai qu’à l’époque Beyrouth comptait moins de vingt mille habitants, et qu’il lui faudra attendre 1860 pour prendre son essor démographique avec l’afflux des réfugiés fuyant les massacres. Chaque planche, qui a besoin d’être longuement scrutée, donne lieu à de multiples découvertes. Avec, en permanence, l’impression d’étrangeté que procurent des scènes, surtout celles où figurent des personnages, qui semblent si éloignées dans le temps qu’il en devient presque impossible de faire le lien avec la vie actuelle. Le passage Parfois, le site est le même, mais tout le reste est différent, à commencer par les costumes et les comportements. Mais pas toujours: voici, pendant que leurs compagnons de voyage s’emploient à dresser une tente, deux moucres («mkari»), dans un coin, affairés autour d’un feu pour préparer du café dans une grande «raqwé» qui semble sortie de chez le quincaillier du coin. Une idée intéressante des costumes et des comportements à travers les estampes et les photos anciennes réalisées tout au long du siècle passé et jusqu’au lendemain de la Première Guerre mondiale par divers artistes et photographes. Comment a eu lieu le passage du Liban, et en tout cas de la partie la plus active de sa population, du monde et du mode traditionnels d’Orient au monde et au mode modernes? Cette question du passage ou plutôt de l’intrication entre tradition et modernité, Orient et Occident est au cœur de «Silent Stories», une collection de 140 clichés pris au début des années soixante par Marilyn Stafford, photographe anglo-saxonne renommée (elle a portraituré, entre autres, Albert Einstein et Indira Gandhi) qui avait parcouru le Liban pendant une année entière. Editées par Saqi Books, avec une préface de Vénus Khoury-Ghata, ces «Histoires muettes», parce qu’elles sont une chronique de rencontres fortuites ou concertées d’une chasseuse d’images à l’œil acéré mais plein de tendresse et d’humour et de cette distance nécessaire au témoin étranger qui découvre un univers pour lui à la fois différent et familier, replongent immédiatement ceux qui l’ont vécue dans l’atmosphère de la vie quotidienne de ces années où l’on savait — et où l’on pouvait encore — prendre son temps. Elles ont toutes — ou presque comme on le verra — des héros anonymes, ces histoires, des héros de rue: des quidams qui fument leur narguilé au comptoir d’un café traditionnel de Tripoli tandis que Marilyn Stafford, reflétée dans le miroir du fond, debout au milieu des clients, l’œil au viseur de son appareil, les saisit dans leur mâle fierté; un autre fumeur, moins élégant, assis la braguette ouverte; des portefaix, une diseuse de bonne aventure, des danseuses bédouines, des enfants à la balançoire, des jours de tric-trac au Saint-Georges, un pêcheur étendant ses filets à Tabarja, un haltérophile à Saïda, un cheikh druze dans un mausolée, des visiteurs dans l’antichambre de Moukhtara, une séance du Parlement, un cafetier de rue, une marchande d’œufs, un orfèvre dans sa boutique, un archimandrite se faisant cirer ses chaussures, une religieuse en habit noir passant près du cinéma Rivoli affichant «The Black Scorpion», un livreur de pain chaud, un cheikh en famille à Tripoli, des femmes en visite à Beyrouth, des candidates au titre de Miss Liban, une fête mondaine à bord du SS. Samson, des foires populaires, des enfants d’école à Beit Chabab, un dimanche des Rameaux à Byblos, une procession funèbre à Faraya, des moutons broutant le gazon du temple de Bacchus, un photographe de rue à Tripoli avec son boîtier sur trépied et une tenture pendue au mur pour tout studio, et bien d’autres photos, toutes signifiantes, parlant d’un autre temps, voire d’un autre espace, mais pas vraiment d’une autre vie: beaucoup des scènes de ce «Voyage photographique à travers le Liban des années soixante», comme le dit le sous-titre, peuvent encore être saisies aujourd’hui presque telles quelles. Touche humaine Au fond, malgré la guerre, ce livre montre qu’au niveau de la vie quotidienne, bien peu de choses ont changé, contrairement à ce qu’on se plaît à croire: les cafés, les souks, la vie des pêcheurs, des villageois, la misère et la beauté en enfants des rues, les baigneurs des plages à la mode, les cérémonies religieuses, les réjouissances populaires sont les mêmes, à Beyrouth et ailleurs. Mais voici deux clichés qui ne peuvent plus être les mêmes aujourd’hui: le peintre naïf Khalil Zgheib dans son salon de coiffure, en train d’achever un coupe à un client, avec des lunettes qui le font ressembler à un volatile étonné et des toiles grimpant au-dessus du miroir et des armoires de son modeste local, ou encore assis à la place du client, avec d’autres tableaux dont, par terre, la fameuse toile du salut de de Gaulle à la foule du balcon de la gendarmerie à la place des Canons, avec, comme spectatrice, une pensionnaire du bordel voisin à sa fenêtre… Entre le sérieux documentaire de Laborde et la touche humaine de Marilyn Stafford, qui dédie d’ailleurs son album aux gens du Liban: «Courageux, chaleureux, bienveillants et accueillants» et à leur «amitié et leur aide», il y a de quoi faire un revigorant voyage dans le passé-présent: au fond rien n’est perdu, nous ne nous sommes pas encore entièrement Mcdonaldisés, bien que dangereusement en voie de l’être, à voir la ruée sur le petit pain rond, comme s’il concentrait en lui la quintessence de l’américanité de la globalisation et du marché mondial. Ou, tout simplement, de la puissance des médias.
Maints albums photographiques sur le Liban du XIXe et du début du XXe siècles ont vu le jour ces dernières années. Et l’on continue à en publier à un rythme soutenu, comme si, d’avoir risqué perdre le pays lui-même et d’avoir vu villes, villages, groupes humains, modes de vie si rapidement et si irrémédiablement disparaître ou se transformer sous ses yeux, le Libanais avait...