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Actualités - OPINION

Regard Gilbert Artman et Tim Etchells Loin des spectacles en conserve

La saison estivale a procuré de grandes joies aux mélomanes, et pas seulement dans le cadre des grands festivals qui semblent préférer le jazz et la musique «ethnique» au classique. L’avantage est d’attirer un public jeune qui se dépense et participe intensément aux spectacles. Ainsi, alors que Nina Simone à Baalbeck aurait pu passer pour leur grand-mère, les adolescents qui formaient la majorité du public lui ont fait un véritable triomphe, entonnant avec elle ses chansons qu’ils connaissaient par cœur. J’avance avoir été surpris par cette familiarité et cet enthousiasme, d’autant plus que Nina Simone, ça devrait être un peu ringard pour ces ados. J’aurais pu prendre d’autres exemples, l’Orschestre des Jeunes de la Méditerranée ou celui du Conservatoire de Boulogne-Billancourt qui ont été suivis avec un attention soutenue par un public non moins jeune avide de s’imbiber de belle musique. Ce qui veut dire que l’activité culturelle tous azimuts de l’été, loin de constituer un luxe superflu, répond à une véritable besoin, une soif authentique. De voir et d’entendre le plaisir de ce jeunes faisaient aussi plaisir que d’entendre et de voir ceux qui le suscitaient. Ce phénomène signifie que les responsables des programmations, qui disposent de festivaliers de cette qualité, peuvent se montrer plus audacieux, oser des choix moins traditionnels, des spectacles à la pointe de la création actuelle, comme les deux fabuleuses prestations d’«Urban Sax», deux des plus formidables soirées de Baalbeck depuis que le festival existe. Surtout qu’elles venaient juste après le consternant réchauffé des soirées Feyrouz. Ce n’est pas notre diva nationale qui est en cause, bien qu’elle soit plutôt une artiste du disque que de la scène, mais la manière dont le public, qui, en majorité, a pris quand même son pied, n’y voyant que du feu, a été en quelque sorte trompé sur la marchandise. La polémique déclenchée dans la presse montre suffisamment que même — ou surtout — les adeptes de notre «ambassadrice aux étoiles» se sont sentis floués. Même la qualité technique du play-back laissait à désirer. Quant au décor, croit-on vraiment pouvoir améliorer celui des temples avec quelques dérisoires oripeaux et des colonnes criantes de fausseté? Les «Nuits Libanaises» ont besoin d’être repensées radicalement. Même remarque pour le décor des très belles soirées de l’Ensemble Sarband et de Fadia el-Hajje: avait-on vraiment besoin de ce tissu brodé tendu sur le mur de fond du temple de Bacchus et de ce ridicule tronc d’arbre tronçonné qui fendait le chœur en deux? Avait-on besoin de cette sinistre lumière bleue dans les niches, comme des yeux trop fardés? La couleur naturelle des pierres, ambre et miel, ne suffisait-elle pas? Pourquoi diable déguiser cette architecture magique? C’est aussi et parfois surtout pour elle que l’on vient. L’Intelligence des Lieux C’est peut-être le respect et l’intelligence des lieux, splendidement éclairés pour les mettre en valeur dans l’ensemble et dans le détail, en sorte que l’on croyait les découvrir à neuf, comme si non ne les avait jamais vus, qui a tout de suite enchanté les spectateurs, transformés en badauds ébaubis, replongés dans l’excitation et la curiosité de l’enfance. Tous ceux qui ont assisté, avant la guerre, à la «Medea» en grec ancien et en latin de la troupe théâtrale new-yorkaise La Mamma n’ont pas oublié comment le metteur en scène Andrei Serban avait utilisé l’ensemble de l’acropole, les temples de Bacchus et de Jupiter dans une sorte de rituel archaïque jouant sur le son des voix plutôt que sur le sens des paroles et entraînant les spectateurs, à la suite des acteurs, en une espèce d’imposante procession antique, avec des stations où certaines scènes se déroulaient parfois hors de portée auditive. Serban, qui avait présenté la pièce dans une cave au festival de Spoleto, avait compris tout le parti qu’il pouvait tirer de l’exceptionnelle topographie héliopolitaine. Il a fallu attendre Gilbert Artman et ses groupes Urban Sax (35 saxos) et Urbi Flat, avec les orgues à feu de Michel Moglia, pour retrouver une telle créativité à jet continu, de la première à la dernière minute, un tel art de la mise en scène, en espace et en mouvement libéré des contraintes conventionnelles, dans un concert en tout point extraordinaire où les instruments se comportaient comme des voix sur une rythmique obsessionnellement répétitive à temps multiples basso continuo où, soudain, éclataient des mesures mélodiques ou des accents forts repris et transformés, transformés et repris, un peu comme dans une séance de Sama’ mystique. Le tout corsé par les éructations ignées des orgues à feu. Le spectacle a été décrit, je n’y reviendrai pas, sauf peut-être pour signaler que le premier soir les orgues à feu ont mal fonctionné en raison d’une pression de gaz insuffisante, alors que le second soir c’est la pression insuffisante de l’eau qui a fait annuler le merveilleux dernier numéro avec son rideau d’eau créé à l’aide de quatre tuyaux. Gare aux aléas techniques! Ces failles n’ont en rien diminué la splendeur insolite de cette musique spatialisée et visualisée qui semblait scander l’éclairage lui-même (on n’a jamais vu les colonnes de Jupiter se transformer ainsi continuellement jusqu’à devenir parfois un immense bloc d’un seul tenant), musique produite par des instrumentistes métamorphosés en sculptures contemporaines vivantes. Artman a tellement bien compris et assimilé Baalbek que l’on avait l’impression parfois d’être revenu aux cérémonies antiques, le feu évoquant les sacrifices sur l’autel de la cour hexagonale et l’eau l’oasis héliopolitaine, située sur la ligne de partage des eaux de la Békaa. Il a été plus loin en intégrant la culture locale, avec un berger joueur de «Mejouiz» (le second soir seulement) qui a soutenu un très beau dialogue avec les saxos qui commentaient pour ainsi dire ses mélodies. Economie de moyens L’important et le remarquable, c’est l’étonnante économie et la simplicité des moyens avec lesquelles tout cela a été réalisé, sans recouvrir au moindre décor: les musiciens étaient, en quelque sorte, un décor vivant et ambulant. Cette économie de moyens, au-delà des lourdes et inutiles scénographes (comme dans «Hawa Ab» de Nadine Touma au festival Ayloul où le décor écrasait une pièce qui n’en demandait pas tant) s’est illustrée d’une forte manière dans «Quizoola!» de Tim Etchells (Ayloul), le concept même de théâtre étant ici remis en cause: dans le sous-sol d’un immeuble en construction, avec pour «scène» un simple cercle d’ampoules électriques posées même le sol à un mètre d’une vingtaine de spectateurs, trois acteurs, deux à deux, et se succédant dans les rôles de l’interrogateur et de l’interrogé, jouent pendant six heures d’affilée au jeu de la vérité, posant des questions anodines ou graves préparées d’avance et répondant selon l’inspiration du moment, parfois par un «oui», un «non» ou un «je ne sais pas», et parvenant cependant à capter l’attention concentrée des spectateurs qui peuvent embarquer ou débarquer à n’importe quel moment sans rien perdre d’essentiel. Forme nouvelle, véritablement révolutionnaire de théâtre, là aussi à la pointe de la création contemporaine. Et qui plus est forme signifiante et de grande portée. Entre G. Artman et T. Etchells, il y a un monde: là une luxuriance faisant appel à tous les sens (y compris celui de la température lorsque le souffle d’une puissante flamme haute de plusieurs mètres, échappée de l’orgue à feu, passait sur le public), ici un extrême minimalise qui brouille les frontières entre la vie et l’art. Mais tous les deux montrent qu’il n’y a pas de limite à la créativité et que l’art du spectacle peut encore produire des formes toujours nouvelles, inattendues, infiniment riches et enrichissantes. Les créateurs locaux devraient en prendre de la graine, et les festivals être encouragés à explorer toujours plus avant ce qui se fait aujourd’hui de plus pointu, loin des sentiers battus et rebattus et surtout des spectacles en conserve.
La saison estivale a procuré de grandes joies aux mélomanes, et pas seulement dans le cadre des grands festivals qui semblent préférer le jazz et la musique «ethnique» au classique. L’avantage est d’attirer un public jeune qui se dépense et participe intensément aux spectacles. Ainsi, alors que Nina Simone à Baalbeck aurait pu passer pour leur grand-mère, les adolescents qui...