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Actualités - OPINION

Carnet de route Histoire personnelle du Liban (III)

Pieuse, heureuse, et parfaitement indisciplinée en classe, ce que mes parents me reprochaient, mais ne comprenaient pas («elle est si sage à la maison»), j’avais beaucoup d’amies, celles que j’aimais spontanément et celles que ma mère m’imposait, dans sa hantise de ne pas me laisser grandir en fille unique et solitaire. Le Liban tout entier était un terrain de jeux pour les enfants: cueillette de cyclamens sous les oliviers de la route de Saïda, ateliers de danse sur lesquels régnaient des dames russes et hongroises, promenades du soir en voiture à l’heure où les fleurs d’orangers dégageaient leur plus forte senteur... Mais non, ça n’allait pas durer. Mon père ayant tendance à charger ma mère des tâches délicates, celle-ci m’annonça un soir que je passerais l’année suivante en France. «Tu as demandé à ton père combien d’immeubles il possédait. C’est une mentalité qui lui déplaît». Le mot de «mentalité» restait encore très vague pour moi, mais je compris que ma question, inspirée par de riches camarades de classe, me retombait sur la tête. Le message sous-jacent (on ne mesure pas la valeur des hommes à leurs biens matériels), je ne crois pas qu’il me parvint. Mais, le moment venu, c’est avec un mélange de nostalgie anticipée et de curiosité effrénée que je m’embarquai, avec ma mère, sur un bateau des Messageries Maritimes, pour Marseille, via Alexandrie et Gênes. Mes classes primaires, faites à Beyrouth chez des religieuses françaises, me dispensaient de beaucoup de préparations: des Gaulois à Sainte Geneviève, de l’Ile-de-France à Notre-Dame, de Bécassine au «Petit Prince» et à Fernandel, pour une enfant libanaise francophone, la France se présentait a priori comme un terrain connu d’avance. C’était oublier la faculté d’étonnement propre à ces âges et la capacité de différenciation déjà mûre. De Marseille à Paris, un de mes premiers émerveillements fut ainsi la gamme des verts si différents de ceux que j’avais connus jusque-là (conifères, oliviers, feuilles d’arbres fruitiers). Je n’avais jamais vu de forêts ni de fleuves, ni cette abondance d’herbe sur de telles superficies. Puis Paris, qu’on ne finissait jamais de parcourir. De nouveau, une école religieuse où les autres portaient encore des semelles de bois (économie de guerre). Et un évêque libanais (ma mère appelant «monseigneur» tous les ecclésiastiques, il s’agissait peut-être d’un simple prêtre), pour me donner des cours particuliers d’arabe. Et George Schéhadé venu pour les répétitions de «Monsieur Bob’le» et qui savait si bien me faire rire en me racontant des histoires improvisées. Cette année que je vécus dans le bonheur fut pourtant marquée d’un étrange acte de xénophobie que l’on me présenta alors comme un succès personnel. Pendant les vacances de Pâques j’appris, comme un honneur, que je passais à la classe supérieure à cause de mes bonnes notes. En fait, des parents d’élèves s’étaient plaints de ce qu’une «étrangère» figure dans le peloton de tête en matière de notes. Les religieuses, embarrassées, expliquèrent à ma mère que si leur conscience les empêchait de me renvoyer, elles avaient trouvé cette formule. A la fierté que j’éprouvais grâce au mensonge de ma mère, se mélangea vite la difficulté de suivre les cours de broderie, et surtout le cauchemar des «fractions» en arithmétique. Je n’ai jamais vraiment compris, quand on me raconta la vérité, dix ans plus tard, les motivations profondes de ces Français. Le racisme, s’il existait encore au sortir de la guerre, ne pouvait être qu’un antisémitisme secret et improbable dans mon cas. Les Arabes, par ailleurs, pour les Parisiens de cette époque, étaient essentiellement les Algériens, et rien n’annonçait la rébellion future. Je demeure pourtant convaincue qu’une élève belge ou italienne, dans les mêmes circonstances, n’auraient pas subi le même sort. Mais cette histoire en dit long sur la xénophobie qui régnait dans les milieux catholiques conservateurs, et sur la duplicité des religieuses coupables d’un compromis moralement nuisible à une enfant. Mais oublions, et retraversons la mer.
Pieuse, heureuse, et parfaitement indisciplinée en classe, ce que mes parents me reprochaient, mais ne comprenaient pas («elle est si sage à la maison»), j’avais beaucoup d’amies, celles que j’aimais spontanément et celles que ma mère m’imposait, dans sa hantise de ne pas me laisser grandir en fille unique et solitaire. Le Liban tout entier était un terrain de jeux pour les...