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Actualités - REPORTAGE

Les montagnes disparaissent, les sources d'eau sont obstruées, les lits des ruisseaux sont introuvables Sept carrières fermées dans la Békaa sur décision judiciaire (photos)

Depuis hier, les contreforts montagneux de Jléla et de Jdita près de Zahlé ne tremblent plus sous les coups des pelleteuses géantes et des énormes bulldozers. Pour la première fois au Liban, la Justice a ordonné la fermeture de sept carrières qui continuaient de sévir en toute impunité en dépit du refus du ministère de l’Environnement de leur accorder un permis d’exploitation. Des scellés ont été apposés par un greffier, sur décision de M. Issam Daher, juge des référés dans la Békaa, saisi d’une plainte déposée par les pères jésuites du couvent de Taanayel. Cette énième manche du bras de fer a tourné à l’avantage des victimes des propriétaires des carrières, souvent protégés par des personnalités influentes de la région, lorsqu’ils ne sont pas carrément des proches de certains ministres. Mais il a fallu deux ans d’efforts assidus et une grande détermination, voire de l’obstination, avant que les concasseurs, les casse-pierres et autres machines infernales qui rongent nos montagnes et polluent notre environnement ne soient réduits au silence. Un silence en principe provisoire, qui, espérons-le, deviendra éternel. Très tôt hier matin, le greffier Abdel-Hassan Choucair et Me Melhem Khalaf, avocat des pères jésuites, se rendent dans les carrières, avec pour seule arme deux feuilles manuscrites: la décision du juge Daher qu’ils réussissent à faire appliquer sans incident. Du coup, toute activité cesse sur les énormes chantiers poussiéreux, et les montagnes meurtries peuvent garder dans leurs entrailles les 20000 m3 de roches extraites et broyées quotidiennement. Cinq des sites placés sous scellés sont incurvés à l’abri des regards dans les hauteurs de Jléla, à 1500 mètres d’altitude. Il faut parcourir une route sinueuse de trois kilomètres, défoncée par les poids lourds, pour gagner la première carrière. Avant d’arriver sur les lieux du crime, le paysage se métamorphose lentement. A mesure qu’on avance vers l’intérieur, les couleurs changent et l’air devient irrespirable. Les crêtes dorées, parsemées de taches vertes, cèdent la place à des formes asymétriques d’un blanc éclatant, ressemblant davantage à une pomme mordue qu’à une belle colline. C’est un paysage lunaire, ou plutôt polaire. Ce qui reste des montagnes dévorées par les machines ressemble à d’immenses blocs de glace aux aspérités indécentes. La blancheur est gênante, malsaine. Les roches extraites de la montagne sont transformées en graviers par les casse-pierres. Les concasseurs broient le calcaire pour en faire de la poudre utilisée dans la construction. Une couche de plusieurs centimètres du résidu de cette poudre recouvre les sentiers, les flancs des collines, les machines, les arbres et les hommes. L’air, mélangé à ces particules blanches soulevées par le va-et-vient incessant des véhicules, devient irrespirable. Son inhalation est dangereuse, mais personne ne semble s’en soucier, du moment que le gain facile et rapide est garanti. Des graviers dans le lit du ruisseau La première carrière visitée appartient à M. Kamal Abou Hamdane. Le greffier est reçu par son cousin, Hicham Abou Hamdane, qui ne fait preuve d’aucune réticence à l’égard de la décision du juge Daher. Les scellés sont apposés sur les deux casse-pierres du site. Toutes les activités s’arrêtent. D’ailleurs, la production est très faible ce jour-là en raison d’une grève globalement respectée des camionneurs et des ouvriers. La même procédure se reproduit dans toutes les carrières en amont de celle-ci. «Nous sommes respectueux des lois», affirment les responsables des lieux qui laissent faire le greffier sans intervenir. Très coopératifs, ils lui apportent même toute l’aide nécessaire. Une copie de la décision du juge est fixée avec de la cire rouge sur la principale courroie de chaque machine, de manière à ce qu’elle ne puisse plus être mise en marche. A part le refus du responsable d’une carrière de signer un document prouvant qu’il a été notifié de la décision du juge, aucun incident ne vient perturber la procédure. Et si certains employés se montrent indifférents à ce qui est en train de se passer, d’autres regardent avec amusement le greffier s’appliquant à faire fondre patiemment la cire avant d’apposer le sceau du tribunal. «Vous savez bien comment cela se passe dans ce pays», lance l’un d’eux en laissant entendre que le travail reprendra certainement dans quelques jours. «Les choses sont différentes aujourd’hui, réplique l’avocat Khalaf. Cette fois-ci, la fermeture est une décision judiciaire et non pas politique». Tous les sites mis sous scellés hier se situent sur les bords d’un ruisseau, appelé le «fleuve de Chtaura», qui se déverse dans le lac du Karaoun après avoir traversé plusieurs localités. Mais le lit du ruisseau est introuvable. Nos yeux fouillent vainement la vallée pour tenter de distinguer ce qui pourrait ressembler à un cours d’eau asséché. Les sources qui l’alimentent sont obstruées par des tonnes de graviers recouvrant aussi son lit. Au niveau de la route internationale, le niveau du ruisseau est légèrement inférieur à celui de la chaussée, alors qu’il y a quelques années, il avait une profondeur de deux mètres. En février dernier, les pluies abondantes ont provoqué une inondation qui a coupé la route pendant un certain temps. Dégâts dans les cultures Le ruisseau traverse le couvent jésuite de Taanayel situé dans un superbe domaine de 3 millions de mètres carrés. A cause des milliers de tonnes de gravats et de poudre drainés à la fonte des neiges, la profondeur du cours d’eau est passé dans ce secteur de 2 mètres à 50 centimètres seulement. Tous les ans, les inondations transforment les champs environnants, plantés de légumes, de betteraves, de vignes et d’arbres fruitiers, en véritables marécages. Un expert désigné par un tribunal, à l’issue d’une plainte déposée par les pères jésuites, a estimé les pertes essuyées en 1996 à 500 millions de livres. Dans un rapport élaboré pour le tribunal, l’expert Jamal Chamas précise que «la crue du fleuve de Chtaura est due à l’existence de graviers et de sable provenant des carrières situées sur le flanc ouest des montagnes de la région de Taalabaya-Chtaura». Les propriétaires des carrières se sont engagés à nettoyer le lit du ruisseau, mais les promesses n’ont jamais été respectées. Intouchables, impunis, ils poursuivent leurs activités. Et le plus surprenant, c’est que généralement, ce sont les municipalités qui leur accordent des permis d’exploitation pour une poignée de dollars par an (entre 60 et 100 millions de livres, selon les informations recueillies auprès du propriétaire d’une des carrières fermées hier). Leurs protecteurs doivent sans doute recevoir aussi quelques miettes. Pourtant, le crime qu’ils commettent n’est pas des moins graves. En quelques années, ils ont complètement bouleversé la physionomie d’un paysage, façonné par les vents et les conditions climatiques pendant des millions d’années, pour prendre sa forme actuelle. Ils ont fait disparaître des montagnes, obstrué des sources d’eau, recouvert le lit d’un ruisseau, provoqué des dégâts dans les cultures...sans que personne ne les inquiète. Et ce crime se produit tous les jours, partout au Liban. Il est temps que les choses bougent. Ce qui s’est passé hier serait-il le début du changement?
Depuis hier, les contreforts montagneux de Jléla et de Jdita près de Zahlé ne tremblent plus sous les coups des pelleteuses géantes et des énormes bulldozers. Pour la première fois au Liban, la Justice a ordonné la fermeture de sept carrières qui continuaient de sévir en toute impunité en dépit du refus du ministère de l’Environnement de leur accorder un permis d’exploitation. Des...