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Actualités - ANALYSE

Les limites du confessionnalisme

Dans un contexte de confessionnalisation à outrance, d’aspirations confuses et contradictoires au changement et, à la fois, de désengagement et d’exhortation à réhabiliter le rôle du Liban, notre ancien collaborateur, le professeur Antoine Messarra, propose l’approche du confessionnalisme en termes de «limites» et l’accord de Taef du 22 octobre 1989 avec une culture politique renouvelée, car «les Libanais n’ont jamais été seuls dans l’élaboration de leurs pactes nationaux».
Nous publions une synthèse, rédigée pour «l’Orient-Le Jour», d’un nouvel ouvrage du professeur Antoine Messarra: Le Pacte libanais: Le message d’universalité et ses contraintes, ouvrage qui paraîtra le 31 octobre dans le cadre du Salon du livre «Lire en français et en musique 1997».
L’analyse constitutionnelle en terme de confessionnalisme est condamnée, à la stérilité, si elle se poursuit suivant les mêmes schèmes et critères que depuis 1920. L’approche stéréotypée n’est plus innocente: elle justifie la confessionnalisation à outrance du système par des politiciens peu soucieux de la double exigence, inhérente aux visées démocratiques du système consensuel, à savoir l’intérêt général et la participation. Des politiciens disent crûment: Tant que le système est confessionnel, nous voulons notre part! Et des intellectuels, dits anticonfessionnels, légitiment et donnent leur bénédiction scientifique: Tel est le système libanais! La réflexion fondamentale et empirique devrait désormais emprunter une autre voie, du moins pour contourner la politique clientéliste de politiciens au pouvoir:
Des lois régissent en effet les conditions de nomination des fonctionnaires, ainsi qu’une hiérarchie administrative pour la promotion et l’avancement et des normes de compétences. Toutes les fois que les règles et normes de l’Etat de droit sont bafouées ou contournées en respectant uniquement les formes juridiques (il y a là une fraude à la loi), ce n’est pas le système confessionnel qu’il faut incriminer, mais la pratique déviante avec la bénédiction de constitutionnalistes et de juristes qui se disent anticonfessionnels. L’anticonfessionnalisme bien intentionné est devenu dans l’exploitation et la manoeuvre un moyen de légitimation de l’action des gouvernants à l’égard desquels aucun contrôle (accountability) n’est exercé en vertu de la formule: Tel est le système!
Il faut se réconcilier avec les réalités fondamentales du Liban en vue d’un changement qui consiste à circonscrire certaines de ces réalités dans les limites et frontières déterminées par les règles juridiques et les normes de l’Etat de droit. C’est là de nouvelles perspectives de recherche et d’action, pour les universitaires et les acteurs politiques et sociaux.

Stérilité d’un débat
dualiste

Le nouvel article 95 de la Constitution amendée vise, dans un but de paix civile, à faire sortir de la rue et de la compétition politique le débat sur l’anticonfessionnalisme et le débat entre confessionnalistes (tâ’ifiyyîn) et a-confessionnalistes ou anticonfessionnalistes (lâ-tâ’ifiyyîn), deux catégories qui schématisent la complexité du partage réel de l’opinion et la complexité du problème lui-même. Il est question dans le nouvel article 95 d’étape, de plan et de comité national. Le débat dualiste sur l’anticonfessionnalisme et la laïcité, appréhendé comme s’il s’agit de deux parallèles, sans possibilité de pont ou de passerelle, suscite des réactions d’autodéfense. Il s’agit d’y substituer dans les recherches universitaires comme dans les débats publics, la notion de limite du confessionnalisme et de limite des communautés. Cette approche fait évoluer le débat vers plus d’accountability sur l’exercice du pouvoir, une légitimation des fondements démocratiques du système et une extension de l’espace public et de l’Etat de droit, et donc nécessairement vers un éclatement pacifique et salutaire de plusieurs cloisonnements et empiétements communautaires.
Tout système politique autre que dictatorial et totalitaire comporte des limites à l’encontre des abus de pouvoir. Lorsque les politiciens respectent ou sont contraints de respecter les limites du système communautaire de partage et d’équilibre, telles que déterminées par les lois et les normes de l’Etat de droit et de la bonne gestion des affaires publiques, il y aura la certitude que l’évolution vers un système moins consensuel et plus concurrentiel ne débouchera pas sur des exclusions et des hégémonies sectaires.
La honte de Libanais en ce qui concerne le «sectarianisme», notion fort équivoque propagée dans des publications anglo-saxonnes, la lassitude d’une population fatiguée par des années de guerre et brimée par les contraintes persistantes d’après-guerre et d’après-paix et une indépendance hypothéquée, la paresse intellectuelle qui empêche de voir au-delà des limites étroites de la géographie physique du Liban, sont autant de facteurs qui empêchent d’appréhender la richesse de l’expérience libanaise de consensus et de conflit et ne favorisent pas la recherche comparée qui pourrait apporter une contribution utile à d’autres pays.
Pour contrer le pessimisme ou la frustration, sinon la fatigue ou la lassitude ou le simple sentiment d’impuissance à infléchir le cours des choses, il faut s’armer de patience. L’histoire est patiente. La démocratie est une oeuvre continue et de longue haleine, fruit d’un cumul d’actions historiques.
Un jeune Français, Vincent Collen, coordinateur du Diplôme d’études supérieures de journalisme, diplôme de l’Université Libanaise en partenariat avec le Centre de formation et de perfectionnement des journalistes (CFPJ) et l’Institut français de presse (IFP), relève, après une année d’expérience au Liban, en observateur lucide et avec un regard neuf et puisé du vécu: «Vous êtes tous Libanais, mais vous ne le savez pas». Affirmation profonde sur l’unité du peuple, mais vaste programme éducatif et culturel pour nos dix prochaines années.

Le changement:
Eventail et limites

L’approche du système politique libanais va-t-elle enfin être renouvelée, à la lumière des recherches comparatives internationales depuis les années 60, des souffrances endurées par les Libanais, et des modifications constitutionnelles du 21 septembre 1990? Il y a là des problèmes non seulement juridiques, mais aussi de culture politique et constitutionnelle.
Les tendances au triomphalisme, à l’istiqwâ’ (la volonté de l’emporter sur l’autre) et au tazâqi (se croire plus malin que le concitoyen de l’autre communauté) sont si fortes, tout autant que les traditions de consensus et de compromis, qu’on peut dire: Heureusement que les guerres au Liban ont perduré seize années, de 1975 à 1990. Toutes les parties, internes et externes, ont mis à l’épreuve leurs ambitions (tatallu’ât), leurs rêves passéistes et leurs velléités futuristes d’homogénéité ou de supériorité, pratiquant un jeu solde à un coût élevé, ou victimes d’un système de guerre qui le dépasse.
Il n’est pas sûr cependant que les guerres ont provoqué une secousse mentale dans l’intelligentsia en vue d’une conscience plus claire des perspectives de changement et des limites du changement pour des considérations à la fois internes et régionales. Pour comprendre un système aussi complexe que celui du Liban, essentiellement coutumier dans ses fondements, la sagesse de l’expérience vaut souvent plus que la culture savante.
Le Document d’entente nationale et les amendements constitutionnels impliquent un changement dans l’approche du système politique libanais et un changement plus profond dans la culture constitutionnelle. En outre, les souffrances endurées par les Libanais de tout bord impliquent l’émergence d’une mémoire collective à transmettre de génération en génération, avec l’effet d’un traumatisme, de sorte que si à l’avenir une milice tente d’ériger des démarcations, les habitants du quartier et la population entière se redressent, comme atteints de démence, pour l’en empêcher.

Traumatisme et âge
adulte

Un autre traumatisme est salutaire: celui des pactes. Tous les pactes libanais, depuis les tanzimât de Chekib Effendi, sont le fruit d’un consensus à la fois interne et externe. La réclamation d’un nouveau Pacte national va justifier l’ingérence de l’ennemi, du frère, des voisins, cousins et autres parentés réelles ou équivoques, des fois dans l’intérêt du Liban et le plus souvent pour des considérations régionales. En 1976, face à la démagogie politique et à la démence de politiciens et d’une intelligentsia proclamant la «mort et l’enterrement du Pacte national» ou «la fin du Pacte national de 1943», ou le «Pacte de la ségrégation», le président Rachid Karamé avance une formule, avec une consonance particulière en langue arabe et qui résume toute la sagesse d’une histoire libanaise mouvementée et pas assez intégrée dans la culture universitaire: «Oeuvrons à enrichir le Pacte et non à l’annuler (na’mal limâ yughnîhi wala yulghîhi). Edmond Rabbath appelle les pactes «engagements nationaux» (ta’ahudât wataniyya) et considère, suivant des informations fournies par le président Hussein Husseini et portant sur la période d’élaboration du Document de Taëf, que «l’essentiel est de parvenir à un consensus, la codification constitutionnelle (dastara) intervenant ultérieurement en tant que procédure formelle»».
Toute recherche d’un nouveau Pacte, autre que le Document d’entente nationale avec ses imperfections et lacunes, est un projet d’immixtion étrangère, et probablement de crise ou de conflagration, sans la garantie que le nouveau Pacte sera meilleur que le précédent.
C’est dire que les Libanais ne sont jamais seuls et que leur régime politique, dans ses fondements de base, n’est pas une affaire interne, mais un problème régional lié au mode arabe de gestion du pluralisme communautaire, au dilemme des rapports avec les minorités, et à la nature sioniste d’Israël dont l’édification est aux antipodes du modèle libanais.
L’expérience, celle surtout de la douleur, va-t-elle nous rendre adultes, plus mûrs, libérés du complexe d’infériorité et de la honte des intellectuels? Le Liban ayant le plus enduré pour la cause des Arabes — et souvent à leur place —, ayant vécu dans sa chair la cause palestinienne, poursuivant une résistance quotidienne contre Israël et dans le Sud occupé, n’a plus de leçon à prendre, ni en matière d’arabité, ni de gestion de son pluralisme. Le confessionnalisme est au départ un problème arabe, puisque les Etats arabes connaissent des courants de fanatisme et des situations de minorités exclues de la participation politique. Le Liban a tenté de régler la gestion de son pluralisme de façon qui n’est pas idéale, mais certainement plus démocratique que d’autres pays de la région. Toute évolution régionale en faveur de l’égalité et de la participation aura des effets positifs sur le régime politique libanais.
Dans un contexte de confessionnalisation à outrance, d’aspirations confuses et contradictoires au changement et, à la fois, de désengagement et d’exhortation à réhabiliter le rôle du Liban, notre ancien collaborateur, le professeur Antoine Messarra, propose l’approche du confessionnalisme en termes de «limites» et l’accord de Taef du 22 octobre 1989 avec une culture politique...