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Actualités - ANALYSE

Le dernier ouvrage de Laure Moghaizel

Par un triste concours de circonstances, l’article d’Antoine Messarra, commentant le dernier ouvrage de Laure Moghaizel, n’est parvenu à la rédaction de «L’Orient-Le Jour» qu’au moment où la grande disparue livrait déjà son ultime bataille contre le terrible mal qui vient de l’emporter. Le livre «Les droits de la Femme au Liban, à la lumière de la Convention relative à la lutte contre toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes», vient d’être publié en langue arabe par la Commission nationale pour la Femme et la Fondation Joseph Moghaizel. Ces lignes de commentaire, que nous publions comme si Laure Moghaizel était encore parmi nous, apparaissent aujourd’hui comme un hommage posthume à la première militante libanaise de notre époque.
Le nouvel ouvrage de Laure Moghaizel constitue un modèle et une école en matière de culture des droits de l’homme et de stratégie démocratique du changement. Entre l’œuvre et son auteur, il subsiste toujours quelque décalage, mais le livre de Laure Moghaizel reflète pleinement la personne de son auteur, durant plus d’un demi-siècle dans la recherche et l’action, persévérante et quotidienne, pour les droits de la femme. Dans la relation des événements et des acquis saillants rapportés dans le livre, le nom de Laure Moghaizel figure incidemment parmi d’autres, femmes et hommes, qui ont œuvré pour la ratification de la Convention internationale pour la lutte contre toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, et aussi pour la traduction pratique des principes dans la réalité libanaise. L’ouvrage de Laure Moghaizel fait penser à cette belle maxime de Bergson: «Il faut agir en homme de pensée et penser en homme d’action».
Il est rare de lire une œuvre qui suscite, autant que celle de Laure Moghaizel, la conviction intime. Le livre, par son analyse juridique fouillée et son recensement de réalisation et de ce qui reste à faire au Liban, constitue un guide pragmatique pour les acteurs qui cherchent à reconstituer le parcours historique et à tracer les voies de la continuité. C’est aussi un guide pour des activités de formation et d’entraînement en matière de culture juridique, de conception et d’exécution de projets dans le cadre de la société civile et des pôles de législation et de décision.
La publication d’un ouvrage spécial sur la Convention se justifie par le fait que ce document condense et résume les chartes antérieures et ne se contente pas de formuler des principes, mais détermine les finalités et les mécanismes d’action. La Convention a en outre une valeur juridique impérative pour les Etats signataires et, en cas d’infraction à ses dispositions, le juge libanais est tenu d’en appliquer les clauses, lesquelles jouissent d’une priorité par rapport à l’ordre juridique interne. La législation libanaise comporte d’ailleurs une disposition spéciale sur ce point, à savoir l’article 2 du Code des obligations et des contrats.
Joseph Moghaizel a été le premier parlementaire à réclamer la ratification au cours du débat de confiance du 12 novembre 1992. L’Assemblée nationale a autorisé la ratification par la loi 572 du 25 juillet 1996, entrée en vigueur le 1er août 1996, avec cependant quelques réserves. Le Liban est ainsi le 11e pays arabe signataire. Les réserves libanaises portent sur la nationalité des enfants, le recours à la Cour internationale de justice et le statut personnel. L’ouvrage relève les réserves formulées par d’autres pays: Jordanie, Tunisie, Egypte, Yémen, Irak, Libye, Maroc, Koweit, Algérie. La Convention n’aborde pas directement le problème de la violence basée sur la différence des sexes, mais la commission issue de la Convention a pris, au cours de sa 11e session en 1992, une résolution en ce sens, élargissant le concept de discrimination à la violence basée sur la différence des sexes.
Dans une présentation de l’ouvrage, Nada Moghaizel Nasr souligne: «Cinquante ans ont passé, en 1997, sur la résolution d’une femme à faire profiter d’autres de ce dont elle dispose (…). La belle et harmonieuse histoire a commencé en 1947, quand une jeune étudiante en Droit a compris que ses études doivent nécessairement améliorer la vie des autres…» Quant à l’auteur, Laure Moghaizel, elle relate comme suit «les changements réalisés»: «Nous avons établi en 1949 un plan de travail dans la lignée des efforts des pionnières, en partant d’un bilan de la législation libanaise, à la lumière des conventions internationales et en comparaison avec les législations arabes. Nous avons aussi subdivisé les revendications en étapes, avec une revendication par étape en fonction de son importance et de son accessibilité. Nous avons formulé une proposition concrète et motivée et avons formé, pour chaque étape, une commission spéciale, qui a coordonné les activités et les contacts».
Le fruit de cette stratégie, ciblée et persévérante, fut plus de dix phases charnières dans la défense des droits de la femme au Liban: les droits politiques (1953), l’égalité successorale (1959), le libre choix de la nationalité (1960), la liberté de déplacement (1974), la suppression des dispositions pénalisant la contraception (1983), l’unification de l’âge de la retraite pour les deux sexes à la Sécurité sociale (1987), la reconnaissance de l’aptitude de la femme à témoigner au registre foncier (1993), la reconnaissance de la capacité de la femme mariée à exercer le commerce sans l’autorisation de son époux (1994), le droit de la femme fonctionnaire dans le cadre diplomatique et mariée à un étranger à poursuivre sa carrière diplomatique (1994), la capacité de la femme mariée en ce qui concerne les contrats d’assurance-vie (1995), la ratification de la convention pour la lutte contre toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (1996).
Il y a dans ces étapes charnières une dynamique concrète de changement et une inculturation progressive des droits de l’homme et des mécanismes de leur défense. On peut ici rapporter cette maxime chinoise: «J’entends et j’oublie, je vois et je me rappelle, j’agis et je comprends». Nous avons tendance à confondre, dans notre pédagogie vécue et dans des recherches dites académiques, entre le plagiat et la compréhension, et entre la démangeaison verbale et intellectuelle et la recherche créative.
Qu’est-ce qui reste à accomplir pour la conformité avec la Convention? Six domaines sont relevés dans l’ouvrage de Laure Moghaizel:
— L’égalité en matière de paternité et de maternité par rapport à la nationalité des enfants;
— L’égalité entre les fonctionnaires, femmes et hommes, en matière de prestations sociales: allocations familiales, assurance-maladie, allocations scolaires, de mariage et de naissance, congé de maternité, aide familiale en cas de décès du fonctionnaire, aide au fonctionnaire en cas de décès d’un membre de la famille, indemnité de fin de service, travail de l’épouse du fonctionnaire diplomate...
— Situation de la salariée dans le secteur privé: salaire égal, allocations familiales et scolaires, assurance-maladie et maternité, protection à l’encontre des risques, législation relative à la maternité, travail de la femme dans le secteur agricole, travail des femmes non régies par le Code du travail.
— L’abattement fiscal à la base en ce qui concerne l’impôt sur le revenu.
— Code pénal: crimes dits d’honneur, adultère, avortement, violence à l’égard des femmes, prostitution.
— Statut personnel.
Laure Moghaizel propose «d’autres mesures», dont principalement l’extension de l’information légale populaire, la création d’une chaire des droits de l’homme, la création de bureaux de consultation légale gratuite, le recensement des arrêts de jurisprudence favorables ou défavorables à l’égalité.
L’ouvrage de Laure Moghaizel «questionne notre législation à la lumière de la Convention internationale, trace le parcours historique et dessine concrètement les étapes à suivre, c’est-à-dire propose un programme d’action». Afin que le parcours soit «vivant, créateur et prospectif», Laure Moghaizel œuvre aujourd’hui à la publication de deux ouvrages documentaires portant sur un demi-siècle d’action pour la défense des droits de la femme, et cela en faveur de la nouvelle génération. Il est en effet à craindre que la jeunesse libanaise ne soit pas mue par les mêmes élans d’enthousiasme, de responsabilité et d’engagement que la jeune Laure Moghaizel, alors étudiante à la Faculté et «dont la formation devait servir à améliorer la vie des autres».
Par un triste concours de circonstances, l’article d’Antoine Messarra, commentant le dernier ouvrage de Laure Moghaizel, n’est parvenu à la rédaction de «L’Orient-Le Jour» qu’au moment où la grande disparue livrait déjà son ultime bataille contre le terrible mal qui vient de l’emporter. Le livre «Les droits de la Femme au Liban, à la lumière de la Convention relative à la...