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Actualités - OPINION

Regard Gebran Tarazi : mer carrée Vision du monde

Rêve de géomètre: la quadrature de l’univers. Gebran Tarazi se contente de la mise au carré de la «Mer» Méditerranée, de «L’Oliveraie», du «Paradis», du «Contrepoint» et de la «Fugue».
Mise au carré, c’est-à-dire mise en équation autorisant toutes sortes de variantes à partir d’un motif oriental familier, le fameux «Kayem-Nayem» formé de quatre rectangles tournants, deux dressés et deux couchés, dont l’articulation décalée ménage un petit carré au centre, un bassin, un puits, un point d’eau si l’on veut.
Dans sa précédente exposition, G. Tarazi avait exploré les possibilités d’imbrication de 9 ensembles de ces 5 modules. Cette fois-ci, il entreprend, pour 16 et 32 rectangles respectivement, de porter les modules carrés de 4 à 21 et de 8 à 51, tout en respectant le format global carré de l’ensemble.
C’est comme si, inspectant le «chaos sensible», il y détectait des «attracteurs étranges» selon une formule simple mais riche de possibilités combinatoires: X= L (2Y-1) +1. En quelque sorte, l’infini algébrico-géométrique comme métaphore abstraite cryptique de l’infini du monde perceptible. Du moment qu’il y a métaphore la démarche mathématique est sublimée en démarche artistique.
Mais je renverse la procédure: la formule est le résultat du travail, non point son point de départ. Autrement dit, Tarazi, combinant à loisir ses rectangles et ses carrés, à partir d’une option initiale, finit toujours par retrouver, sous des aspects toujours différents, une même structure profonde qui s’énonce selon la formule ci-dessus: sous les variantes, la permanence du thème. C’est pourquoi il est question de «Contrepoint» et de «Fugue»: musiques géométriques ou géométries musicales, ses œuvres sont aussi, dans des gammes faussement restreintes (on croit déceler quatre à six quand il y en a parfois plus de trente), des fugues chromatiques où les couleurs s’appellent, se répondent, se font signe avec une précision et une virtuosité rares, de sorte que l’on a, superposé à la grille modulaire géométrique, un réseau polychrome de triangles, carrés et parallélogrammes versicolores disséminés selon une symétrie multiple à plusieurs axes hautement complexe. Il faut parfois des heures pour en détecter l’organisation. C’est dire l’investissement d’ingéniosité, d’imagination et de labeur que cela requiert de la part de l’artiste.
Ces œuvres apparemment statiques dans leur format carré sont donc des champs mouvants indéfiniment extensibles hors du cadre, pleins de pièges et d’embûches à qui voudrait en venir à bout. Il n’est pas possible de les percevoir d’emblée, il faut les parcourir de long en large, de haut en bas, de bas en haut, du centre vers la périphérie, de la périphérie vers le centre et selon toutes les diagonales. A chaque fois, de nouvelles configurations apparaissent qui se dissolvent pour laisser place à d’autres configurations qui, à leur tour, se désagrègent pour révéler d’autres grilles de relations, d’autres systèmes d’échos.
Ce sont des «mers» traîtresses où l’on se noie, des «oliveraies» en dédales où l’on se perd, des «paradis» labyrinthiques où l’on entre sans savoir comment en sortir sinon par bonds et par sauts. Il n’y a pourtant aucune tricherie: rien ne manque au puzzle, il faut simplement pouvoir le reconstituer.
C’est dire l’exigence d’un tel art qui ne s’adresse pas aux gens pressés mais à ceux qui savent prendre le temps et le plaisir de contempler, de méditer visuellement.
On imagine bien la somme de travail requise pour l’élaboration de chaque œuvre: parfois un mois, parfois plus, d’autant qu’il y a là une exigence de perfection poussée à fond, au point qu’il est quasiment impossible d’imaginer une plus grande excellence d’exécution.
Une telle technicité dans la construction et le coloris peut déranger certains qui croient aux vertus de l’à-peu-près, du geste spontané, de l’inachevé et de l’expressif et qui jugent qu’un art si impassible n’est pas suffisamment «personnel». Comme si l’unicité de l’égo, son étroitesse affective et émotionnelle étaient le seul critère de l’art. Refusant cet ethos héroïque, ils réclament pathos, récusant du même coup «L’Art de la Fugue» ou «L’Offrande Musicale».
Comme si le sacrifice de l’ego sur l’autel d’une œuvre à portée universelle, à caractère intemporel, valable en soi indépendamment de son auteur n’était pas une expression encore plus profonde et plus puissante de la personnalité.
Ici, ce ne sont pas des pulsions qui parlent directement, au premier degré, ce ne sont pas des attitudes devant le monde qui se traduisent en formes plus ou moins ordonnées, ce sont des relations objectives intrinsèques qui déploient leur implacable machinerie logique et sensible à la fois. Machinerie qui est, comme signalé ci-dessus, une transcription métaphorique de la complexité de l’univers.
Il y a donc dans ces œuvres si sobres, si retenues, si austères, mais aussi si jubilatoires quand on sait bien les regarder, une ambition exorbitante: celle de capter en un format réduit, dans un vocabulaire plastique volontairement restreint, l’ordre secret des choses, l’intériorité du monde plutôt que celle de l’artiste qui se fait miroir non des apparences mais de leurs armatures cachées; Ce qui se déploie ici, dans de magnifiques microcosmes, ce sont les lois qui régissent le macrocosme et qui, de ce fait, nous régissent nous-mêmes.
La symétrie est la quintessence de la physique théorique contemporaine, elle est aussi la quintessence de cet art, une symétrie continuellement rompue et récupérée dans une relation d’incertitude qui fait qu’il est impossible de fixer à la fois la construction et le coloris: quand on examine l’un, l’autre se dérobe, échappe à la prise.
Le plaisir de la contemplation est de détecter comment la symétrie s’établit, se brise, se rétablit en un double équilibre instable toujours en instance de déprise et de reprise.
Cette démarche se retrouve, du reste, dans la structure et l’écriture du roman de G. Tarazi: «Le Pressoir à Olives», étrange journal constitué uniquement de dialogues d’un héros incertain qui jamais ne s’exprime à la première personne du singulier, jamais ne dit «je» mais se laisse aller à l’ivresse de phrases indéfiniment réitérées dans une rigoureuse configuration de chapitres qui s’articulent comme une composition musicale, avec retours réguliers des thèmes, des leitmotive, des personnages.
Œuvre formellement minimaliste et abstraite qui correspond en tout point, par des procédés littéraires originaux et spécifiques, aux tableaux de cette remarquable exposition. C’est dire la grande cohérence intérieure du double travail littéraire et pictural de Gebran Tarazi: la peinture éclaire l’écriture et vice versa. Ce qui ne provient pas seulement d’un choix délibéré, mais, plus profondément, d’une «vision du monde». (GALERIE 50X70)

Joseph TARRAB
Rêve de géomètre: la quadrature de l’univers. Gebran Tarazi se contente de la mise au carré de la «Mer» Méditerranée, de «L’Oliveraie», du «Paradis», du «Contrepoint» et de la «Fugue».Mise au carré, c’est-à-dire mise en équation autorisant toutes sortes de variantes à partir d’un motif oriental familier, le fameux «Kayem-Nayem» formé de quatre rectangles tournants,...