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Actualités - OPINION

Regard L'eau dans l'oeuvre de Georges Cyr Le plus par le moins

Français de naissance, Libanais d’élection, des bords de la Seine où il voit le jour aux bords de la Méditerranée où il expire, Georges Cyr ne cesse d’être fasciné par l’eau. Il a, dirait-on, l’âme aquatique, l’esprit fluvial, la sensibilité maritime, l’intelligence fluente.
Dès 1929, un critique d’art relève que l’eau est son «thème favori» parce qu’il «reflète exactement la nature de sa sensibilité et ses plus secrètes émotions».
A son tour, Salah Stétié note, dans les années soixante, que, chez Georges Cyr, «l’eau est un lien moral entre le cœur et le monde», pour finir par évoquer «l’eau du cœur». On pourrait parler également de l’eau des profondeurs psychiques, de l’inconscient et des rêves. Mais il ne s’agit pas de psychanalyser le maître de Aïn-Mreissé.
Un troisième critique d’art remarque que pour Cyr «lumière et couleur sont mouvement: c’est pourquoi il s’attarde tant à la mer et aux fleuves... aux échanges de la lumière et de l’eau».
Mouvement: c’est bien par-là que Georges Cyr s’identifie non à l’eau mais à sa fluence, sa fluidité. Dans la plupart des pièces de cette exposition thématique, cette mouvance de l’eau possède une «signature» caractéristique: un serpentin quasi sinusoïdal dont les méandres sont dessinés d’un trait rapide, large, généreux, fougueux comme un paraphe. Ce sillage coloré est souvent le seul signe de l’eau sur la blancheur nue de la page vierge, un signe stylisé et stéréotypé comme le sont les signatures et les paraphes. Comme si Georges Cyr se contentait, pour traduire l’ondoiement de la mer, de transposer la forme sinueuse prototypique du fleuve natal, forme répétée d’œuvre en œuvre presque à l’identique pour manifester paradoxalement le changement.
Cet elliptique résumé de la mer innombrable est l’exemple type de l’art du raccourci qui permet à Georges Cyr de se dégager de toute servilité à l’égard de la nature en la dématérialisant par un graphisme fulgurant. Il va d’emblée à l’essentiel, nécessaire et suffisant: le rapide et nerveux tracé du pinceau suffit à dynamiser, aimanter et vivifier le vide du papier, à lui conférer corps et sens.
Et pourtant, il s’agit de presque rien: une ébauche de ligne interrompue, un geste suspendu, une arabesque inachevée. Mais telle est la justesse du trait que le spectateur n’a pas l’impression que quelque chose manque: cet inachevé est parfaitement achevé. En fait, son œil extrapole les lignes et les multiplie spontanément à travers l’espace immaculé de la feuille, qui se met à vibrer. En même temps, il propage la couleur qui longe chaque ligne, de sorte que le blanc, qui occupe le maximum de surface, se trouve intuitivement contaminé par des couleurs virtuelles, invisiblement visibles, couleurs de pure imagination, mais pourtant présentes et frémissantes.
La plénitude à force de décantation, le règne de la lumière qui dissout les formes à la fois en rythmes fondamentaux et en subtiles vibrations.
Le monde extérieur est ainsi transmué en signes qui, tout en s’y référant, s’abstiennent de le décrire. Georges Cyr ne dépeint pas, il peint: primauté de la représentation sur le représenté, du style sur le sujet.
Par cette distillation quintessentielle, la nature se trouve exaltée, portée à la puissance de la pensée et du sens: «La peinture n’est pas seulement une distraction de l’œil, mais un moyen d’élévation de la pensée», déclare explicitement Georges Cyr qui ajoute: «J’ai conscience de libérer... les rêves d’une existence harmonieuse où les actes auraient un sens, les objets une signification».
Autrement dit, par son geste rare, sobre, juste, élégant, raffiné, par le charme et la grâce poétiques de cette légèreté et de ce vide vivant, Georges Cyr, délibérément, cherche à nous introduire dans un monde idéal, un paradis où l’accidentel et l’aléatoire n’auraient plus leur place: l’ordre de l’art s’identifierait à l’ordre du sens et l’enchantement de l’art servirait à réenchanter le monde.
C’est cette ambition de libérer les rêves d’une existence harmonieuse et signifiante qui explique le mieux la démarche de Cyr: «J’entends plutôt suggérer que décrire», suggérer pour ménager au spectateur autant de liberté qu’au peintre, pour lui laisser un champ de manœuvres mentales: c’est en relayant et en ralliant les lignes et les couleurs par un regard actif que l’amateur, prolongeant la visée du peintre, peut atteindre à cette vision d’un monde essentiel plus clair, plus frais, plus pur, plus vrai, plus beau.
C’est bien cela que cette «eau de cœur» dont parlait Salah Stétié. Et c’est pourquoi, peut-être, un autre critique d’art écrit: «Il peint l’eau avec amour et il est digne de la peindre». Digne de la peindre! Comme s’il fallait mériter de l’eau, se hisser, à force de probité artistique, de savoir-faire technique, de souplesse mentale, de transparence spirituelle, à son niveau de palpitation, de vie, de fluidité.
La représentation de l’eau, réduite à ces crochets, ces virages et ces glissements, permet de se désengluer de la matière et de s’alléger des détails, du superflu. Pour obtenir ce résultat, il faut dominer la technique du dessin. Cyr jouit d’une «facilité étonnante» (elle devient parfois un défaut, note quelqu’un avec perspicacité) qui lui permet de dessiner ou de peindre sur le vif, alla prima, ses impressions de voyageur, d’habitué des bateaux, des ports, des criques et des baies. Souvent, c’est uniquement la courbe de celles-ci, en contrepoint de la ligne de crête de la montagne voisine, qui le retient: rien que quelques traits et quelques touches qui mettent en relief le caractère profondément graphique de sa figuration sténographique baignée d’un espace vide mystérieusement traversé de courants électriques et de lignes de force invisibles mais intuitivement perceptibles.
Figuration qui vise, comme il le dit, «l’expression de la vérité» par la «communication intime avec l’âme des choses», la «vie intérieure des objets». En réalité, la «vérité», «l’âme des choses» et la «vie intérieure des objets» n’existent que métaphoriquement, elles ne sont que le reflet de la vérité, de l’âme et de la vie intérieure de l’artiste. La «communication intime», au-delà des «apparences», se fait de lui à elles. C’est sa capacité de traverser le miroir des apparences, grâce à ses moyens propres, qui lui donne l’impression d’aller à leur rencontre, alors qu’il ne va qu’à la rencontre de lui-même disséminé sur les choses.
L’important est la peinture, non la chose peinte. C’est dans la peinture que se trouvent l’âme, la vérité et la vie intérieure, non dans les choses et les objets. Le tableau est un espace clos qui élabore sa propre écriture de signes. Ce sont ces signes, ces traces de la main, cet art de la représentation qui nous touchent, nous émeuvent, nous étonnent ou nous émerveillent et non pas le port d’Alexandrie, la baie de Villequier ou le panorama de Venise. Lesquels, par ailleurs et dans leur ordre de réalité, peuvent être émouvants, étonnants, séduisants pour le touriste ou l’autochtone.
Si le papier choisi par Cyr avait été de meilleure qualité, il n’aurait pas jauni, la luminosité du blanc, dans ses aquarelles, aurait été éblouissante et sa formidable économie de moyens — juste le strict nécessaire, la portion congrue, la partie pour le tout, le plus par le moins, le trait cavalier, preste et agile — aurait été encore plus frappante. (Au Centre culturel français).

* Jusqu’au 30 mai.

Joseph TARRAB
Français de naissance, Libanais d’élection, des bords de la Seine où il voit le jour aux bords de la Méditerranée où il expire, Georges Cyr ne cesse d’être fasciné par l’eau. Il a, dirait-on, l’âme aquatique, l’esprit fluvial, la sensibilité maritime, l’intelligence fluente.Dès 1929, un critique d’art relève que l’eau est son «thème favori» parce qu’il «reflète...