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Actualités - OPINION

Fièvre jaune

Alors que retombe le rideau sur cette rocambolesque «affaire japonaise» qui, trois semaines durant, a occupé le devant de la scène, on serait bien en peine de décerner à un de ses quelconques protagonistes locaux la palme de l’incompétence. Cette histoire de fantômes jaunes imprudemment débusqués et qui ne se sont matérialisés, enfin, que pour être promptement mis au frais (sinon à l’abri) aura révélé au grand jour en effet l’effarant dysfonctionnement d’une république où se côtoient beaucoup trop de centres de décision: lesquels, cependant, ne décident rien du tout, laissant invariablement d’autres instances — extralibanaises, celles-là — trancher pour eux.
C’est au triple plan sécuritaire, politique et judiciaire que la faillite d’un aussi aberrant système se trouve aujourd’hui consommée. Que la démocratie se portait bien mal au Liban, on ne le savait que trop déjà; peu de citoyens, pourtant, imaginaient à quel point cette république du fric où s’étalent avec insolence les fortunes récentes, où cartels et autres rackets sont soigneusement répartis entre les caïds au pouvoir, est aussi une république de flics. Il ne s’agit pas là, on l’aura deviné, de tous les braves agents arrachés à la sécurité routière, et à la sécurité tout court, pour se voir affecter aux tonitruantes escortes officielles; la question qui se pose aujourd’hui, c’est celle de la difficile coexistence, sur un territoire aussi exigu, entre une bonne demi-douzaine de services parallèles, rattachés à des autorités diverses et même rivales.
Tous les pays, objectera-t-on, ont connu, à un moment ou l’autre de leur histoire, une guerre des polices. Mais dans tous les pays du monde il existe, au sommet de la hiérarchie, un mécanisme permettant d’agencer — même après coup — toutes ces activités parallèles, et de regrouper intelligemment les renseignements qu’elles sont censées drainer. Ici, lesdits services observent tous, certes, la même règle d’or de «coordination» avec le tuteur syrien, et seul un feu orange un peu hâtivement perçu en vert par un fonctionnaire trop zélé (et piégé lui-même, peut-être, par des services étrangers) semble avoir conduit à l’arrestation des révolutionnaires nippons. Mais on chercherait en vain une quelconque coordination strictement interne, les pléthoriques polices libanaises se trouvant réduites le plus souvent en effet à de simples instruments de pouvoir: elles dépendent moins d’institutions étatiques que des hommes que l’on a installés à la tête de celles-ci. Et qui, soit dit en passant, passent la moitié de leur temps à se tirer entre les pattes pour de mesquines considérations de préséance politico-communautaire, à échanger même les accusations les plus infamantes puisqu’elles relèveraient du droit pénal, et l’autre moitié à s’en aller pleurnicher dans les jupes de la Grande Sœur.
Dans l’affaire dont il est question ici, cette désespérante carence politique aura été illustrée par une cacophonie officielle absolument sans précédent: alors que les ministres des Affaires étrangères et de l’Information se laissaient aller à confirmer les arrestations sans disposer eux-mêmes de plus de détails, leur collègue de l’Intérieur s’échinait à les démentir; bien que premier concerné, le ministre de la Justice faisait prudemment le mort, laissant cruellement s’enferrer, devant les journalistes, une haute magistrature pas très consciente, apparemment, des dégâts que pouvait lui valoir cette aubaine médiatique.
Ainsi a-t-on pu voir le procureur général tantôt soutenir mordicus qu’aucun Japonais n’avait été arrêté, et tantôt reconnaître qu’aucun dossier de ce genre ne lui avait été transmis. Inculpation de Kozo Okamoto et de ses camarades pour des délits relativement mineurs, pas question d’une extradition, restitution au gouvernement de Tokyo des «taupes» qu’il avait réussi à infiltrer dans le lot: ce n’est qu’une fois élaboré, via Damas, le scénario final — lequel réserve un rôle bien peu glorieux à l’Etat libanais — que l’appareil judiciaire, houspillé sur le tard par une présidence de la République volant au secours de la victoire, aura dit son mot.
C’est là sans doute que réside le plus grave: non point évidemment que l’on doive perdre le sommeil, à l’idée des droits civiques méconnus de ces cohortes d’aventuriers de toutes nationalités qui ont trouvé asile sur notre sol, sans même l’assentiment des autorités locales. Ou qu’il soit très charitable d’interpeller les juges, là où rampent à terre les politiques; mais cet accès de fièvre jaune n’aura fait que rappeler aux mémoires ce fait effarant: terre de libertés, le Liban est devenu un pays où l’on peut très bien être cueilli dans son lit et maintenu plus ou moins longtemps en état d’arrestation aux fins d’enquête sans que la justice, dans la meilleure des hypothèses, en soit seulement tenue informée. Tel fut bien le cas lors des rafles du mois de décembre dernier, opérées dans les rangs de l’opposition et qui se sont avérées, de surcroît, absolument inutiles et gratuites.
Ce navrant constat, c’est à la justice — qui, avec la dernière cascade de procès politiques à sens unique, a donné l’impression qu’elle n’était pas aveugle comme il se doit, mais seulement borgne — c’est à la justice donc qu’il incombe de l’infirmer, pour que subsiste l’espérance dans les cœurs des citoyens. Il y a, que diable, d’autres questions à fouiller que les agissements de Samir Geagea, et l’on est en droit de demander ce que sont devenues ces grandes affaires — assassinats politiques ou scandales politico-financiers, entre autres — dont nul ne semble plus avoir souvenance, au Palais.
Pour s’être fait payer — en termes d’appui politique, et non bassement mercantiles — la nomination d’un magistrat véreux, Benjamin Netanyahu est actuellement cuisiné par les enquêteurs. Ce serait évidemment un comble que d’en venir à prendre exemple sur un modèle israélien en tout point haïssable: mais tout ira sans doute mieux au Liban, quand un juge s’avisera de demander des comptes à un serviteur public.
Au téméraire qui s’y hasarderait, nous promettons quant à nous une couverture médiatique encore plus retentissante que pour le Cirque Okamoto, dont on vient de démonter l’outrecuidant chapiteau.
Alors que retombe le rideau sur cette rocambolesque «affaire japonaise» qui, trois semaines durant, a occupé le devant de la scène, on serait bien en peine de décerner à un de ses quelconques protagonistes locaux la palme de l’incompétence. Cette histoire de fantômes jaunes imprudemment débusqués et qui ne se sont matérialisés, enfin, que pour être promptement mis au frais (sinon...