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Actualités - OPINION

Regard Bonacorsi : cris et chuchotements, Bruno Lassale : Odalisques Leçon de peinture

Lors de sa première exposition beyrouthine, les chimpanzés acrobates de Bonacorsi avaient déjà fait grande impression. Ce n’était pas du cirque, mais de la très bonne peinture. Dans cette deuxième exposition, c’est de grande peinture qu’il s’agit. Par sa simplicité, sa technique, sa modularité, son impact. Rien que des cartons marouflés sur toile de 50x60 cm. Rien que des têtes de singes à la gueule béante, peut-être au-delà du possible anatomique.
Ce que Bonacorsi peint ici, ce n’est pas la bête, ce n’est pas la tête, ce n’est pas la gueule, c’est la béance: cet effort suranimal de dépasser la chimpanzéité pour accéder à l’humanité. Comme un appel à l’aide, au secours. Comme si ces animaux, nos plus proches cousins, nous interpellaient du fin fond de leur séparation irrémédiable, de leur impossibilité de franchir le fossé de l’espèce. Comme si, se sentant pris dans l’étau entologique, ils tentaient, par un cri primal ou terminal, de déchirer le voile, de réclamer sauvagement leur part de conscience et de connaissance, leur part de malheur historique humain. Comme si le bonheur de l’immersion animale dans le cosmos ne leur suffisait plus et qu’ils voulaient participer à la malédiction, la puissance et la gloire de se savoir mortels.
Une émission récente de la BBC sur la décimation systématique des forêts assurait que, dans cinquante ans, si l’abattage des arbres se poursuit au même rythme, il n’y aura plus de forêts dans le monde. Une grande partie de la faune aura été également anéantie, notamment les chimpanzés que l’on chasse, au Cameroun par exemple, pour leur chair.
Les chimpanzés de Bonacorsi, même si lui-même ne le sait pas ou ne l’a pas entendu ainsi (mais il n’y a pas de hasard, il n’y a que des intuitions dans ce domaine), hurlent à la mort, la mort collective et définitive qui les attend comme tant d’autres espèces si nous n’y prenons garde.

Singes prophètes

La mort d’une autre espèce appauvrit le monde et annonce la mort de la nôtre car nous sommes planétairement solidaires. Le capitalisme «libéral» emballé qui massacre les forêts tropicales avec leur faune et leur flore, comme il massacre nos montagnes par les carrières, sape en même temps l’équilibre écologique du globe et compromet nos possibilités de survie. Il scie la branche sur laquelle l’humanité est assise.
Les singes de Bonacorsi sont des singes prochètes. C’est peut-être pourquoi il a senti le besoin de les réduire à leurs sommités et de les peindre en noirs opaques et transparents sur fonds dorés à la poudre qui se rétrécissent parfois jusqu’à ne plus former qu’une aura, une auréole, un nimbe lumineux: un signe absolu sur un fond absolu. En quelque sorte, des icônes simiesques qui traduisent une compassion universelle quasi bouddhique pour les créatures, le singe étant ici leur porte-parole, ou plutôt leur porte-cri et leur porte-chuchotement.
Car ces bêtes, qui peuvent agacer, choquer, effrayer certains, sont, en fait, par la grâce de l’art, attendrissantes. Ceux chez qui elles évoquent ce sentiment de tendresse ne peuvent que les aimer et s’y attacher et ceux chez qui elles évoquent la crainte et le dégoût ne peuvent que les détester et les fuir. Un amateur éclairé, fasciné par un «noir sur noir», a même voulu remplacer le portrait de son aïeul par celui de cet ancêtre commun. Seul le manque d’espace l’en a dissuadé.

Vox clamans...

Au fond, ce que Bonacorsi a réussi à réaliser là, abstraction faite de la qualité exceptionnelle de la peinture proprement dite (voir l’étonnant travail sur les nuances fuligineuses dans les deux grandes toiles de têtes noires sur fond noir), c’est un formidable test projectif. Il y a ceux qui sont en paix avec eux-mêmes et les singes, et ceux qui ne peuvent ni se supporter ni supporter les singes.
Bonacorsi avait, au départ, conçu son travail comme une sorte d’installation, un mur tapissé de panneaux identiques. Faute d’institution capable d’assimiler une telle idée et d’acquérir l’ensemble, le mur a été fractionné en 2, 4, 6, 8, 10 modules de symétries simiesques, les singes se faisant face deux à deux.
Cela est très bien ainsi, puisque les chimpanzés, comme les humains, forment des familles et vivent en groupes. Il y a des couples et des familles nombreuses. Il n’empêche que, dans la solitude de ses noirs magnifiques et de ses ors sablés appliqués sur un fond granuleux de pousière de quartz, chaque singe apparaît sans famille, jeté dans la fragilité existentielle et l’incommunicabilité au moment même de son plus grand effort de communication.
Ce singe solitaire qui hurle sans que nul ne l’entende et nul ne réponde, ce singe prophète, vox clamans in deserte, humain, plus qu’humain, c’est vous, c’est moi, c’est limage de notre essentielle déréliction. Combien de fois n’avons-nous été cette bouche d’ombre béante, cette tentative désespérée de faire parvenir une idée, un message, un sentiment, cette impuissance à nous faire comprendre, à franchir l’invisible et l’invincible ligne de démarcation qui nous sépare de nos semblables, nos pairs, nos égaux, nos frères, nos bourreaux, nos victimes? Si on l’entend bien, toute l’Histoire n’est qu’un interminable cortège de signes hurlant silencieusement.
En osant aller jusqu’au bout de son idée, en radicalisant par itération une image quasi archétypale, Bonacorsi nous administre magistralement la plus humaine et la plus humaniste leçon de peinture qui soit. On ne peut que lui en savoir gré et saluer le cran et l’audace d’Alice Mogabgab chez qui il expose, quartier Saint-Nicolas.

Autosatisfaction

Bruno Lassale, lui, est aux antipodes de Bonacorsi. Autant l’un est austère et rigoureux, autant l’autre est prodigue et exubérant. Autant l’un est «grave», autant l’autre est «léger». Autant l’un provoque, autant l’autre séduit. Autant l’un est monochrome ou presque, autant l’autre est multicolore.
Si Bonacorsi utilise un même élément expressif avec des variantes minimes, Bruno Lassale, lui, table sur un nombre limité d’éléments décoratifs, de découpes de couleur aux motifs répétitifs combinés différemment dans chaque œuvre (acrylique ou pastel ou les deux sur papier préalablement humidifié et froissé pour obtenir une texture mouvementée, riche en plis).
Sur ces plages agencées par juxtaposition et superposition chromatique et qui, par saturation et la surcharge des couleurs, évoquent les voluptés et les fastes fainéants d’un Orient imaginaire et ou d’une Afrique fictive, ce Bigouden aux yeux bridés, descendant de Lapons, pose des odalisques plantureuses, des masses de chairs alanguies comme de moelleux coussins. Une certaine idée européenne du paradis ou de la joie de vivre, avec beaucoup d’arabesques, de rinceaux, de ramages et de spirales pour traduire le chatoiement du monde et le chavirement ou le dérèglement ordonné de tous les sens.
En quelque sorte, Bruno Lassale est l’équivalent français de notre Hrair national: une même conception de la peinture comme un exercice de style décoratif et une combinatoire d’items, comme quelque chose qui doit faire rêver doucement ou dériver sensuellement sans titiller la réflexion, dans une contemplation heureuse et repue. Un signe extérieur de richesse ou un certificat d’autosatisfaction, dans l’ordre, le calme et le luxe (Galerie Epreuve d’Artiste).

Joseph TARRAB
Lors de sa première exposition beyrouthine, les chimpanzés acrobates de Bonacorsi avaient déjà fait grande impression. Ce n’était pas du cirque, mais de la très bonne peinture. Dans cette deuxième exposition, c’est de grande peinture qu’il s’agit. Par sa simplicité, sa technique, sa modularité, son impact. Rien que des cartons marouflés sur toile de 50x60 cm. Rien que des têtes...