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Actualités - OPINION

Regard Lamia Joreige : surfaces; Hrair : byzances Béquilles mondaines

Au lieu de se présenter au public, pour sa première exposition, avec ses propres lettres de créance artistique, Lamia Joreige, en futée fille à papa-maman, a préféré s’en remettre à un coup mondain ou à un coup de pub qui ne peut que fausser le départ de sa carrière et nuire, à terme, à son talent.
Il n’est pas bon pour un artiste, quel qu’il soit, de se laisser, avec tant de complaisance, porter, dès le début, par les complaisants. La plupart de ceux qui se sont empressés d’acquérir une ou plusieurs œuvres n’ont pas acheté de l’art, n’ont même pas acheté telle toile ou telle eau-forte, puisque l’achat n’était à leurs yeux qu’un rite social, l’écot à payer pour entretenir des relations d’affaires, de salon, de club, etc. non point avec la jeune artiste née en 1972 mais avec les siens. Les œuvres ont bien été vendues, mais elles n’ont pas été achetées pour elles-mêmes: dans ce contexte, elles sont des signes transparents, sans matière ni texture, des signes invisibles d’une pure circulation d’influence sociale.
Quand l’enfant paraît, le cercle de famille applaudit à grands cris. Normal peut-être. Mais qu’on le laisse marcher tout seul, l’enfant, il en est capable, qu’on prenne garde à ne pas l’étouffer à force de le materner. La chaleur du nid est rassurante, mais l’oisillon est fait pour voler de ses propres ailes. Lamia Joreige n’avait pas besoin du soutien du ban et de l’arrière-ban pour faire son entrée dans le bal des débutantes. Elle connaît déjà l’air et la chanson et sait virevolter sans s’empêtrer les pieds dans sa robe longue. Elle a suffisamment de talent pour se défendre toute seule devant le public des amateurs anonymes.

Surévaluation

Malheureusement, son cas n’est pas unique, il tendrait même à être exemplaire. Beaucoup d’artistes ne font aussi que des ventes de complaisance pour raisons sociales, régionales, communautaires, politiques, partisanes, que sais-je. Ce qui leur permet soit de rester sur le marché, alors qu’ils ne l’auraient pas pu par la seule vertu de leur talent étriqué, soit de jouir d’une rente de situation et de hausser abusivement leurs prix, sachant qu’en tout cas ils peuvent tabler sur une clientèle captive.
Ce phénomène très répandu déforme considérablement le marché de l’art et empêche son organisation ainsi que l’émergence d’une cote des peintres, sculpteurs et autres plasticiens. Une cote qui contribuerait à la stabilisation et à la rationalisation des prix, actuellement souvent complètement arbitraires puisqu’ils ne dépendent que de l’auto-appréciation et du bon plaisir de l’artiste. Comme rares sont ceux qui ne se prennent pas pour des génies, on mesure quelles distorsions et quelles disproportions cette surévaluation systématique introduit. Comment empêcher un peintre chevronné de rajuster constamment ses prix à la hausse quand des novices sous-doués prétendent vendre aux mêmes barèmes?
Les galeries font ce qu’elles peuvent. Malgré leurs efforts pour mettre un terme à l’anarchie et obliger les artistes à plus de modestie, malgré les ventes aux enchères qui, souvent, aboutissent à des prix dégrisants, à des non-ventes, voire à de fausses ventes pour sauver la face, et malgré le marasme économique actuel qui se répercute évidemment sur le marché de l’art, les artistes maintiennent obstinément des prix souvent irréalistes, sans commune mesure avec le pouvoir d’achat des amateurs, surtout les jeunes qui souhaitent entamer une collection.
Comme les anciens collectionneurs ont souvent fait le plein ou ont décroché par lassitude, par impécuniosité ou par changement de goût qui les oriente, par exemple, vers les objets plutôt que vers la peinture ou la sculpture, cela se traduit par une grande mévente. Il n’est pas rare de voir une exposition excellente sans aucun point rouge.

Prisonnier de son succès

C’est pourquoi on ne peut que s’étonner et sans doute se féliciter qu’un peintre comme Hrair (Galerie Epreuve d’Artiste) soit capable de monter trois à quatre expositions par an (il est vrai dans des régions différentes: début de décentralisation?) sans lasser son public, bien qu’il continue, avec une habileté consommée, un désir et un bonheur de plaire qui ne se démentent jamais, à jouer les mêmes variations sur les mêmes thèmes, au point de répéter plusieurs fois la même toile, aux couleurs près, dans la même exposition. Peu lui chaut. Son public est ravi.
Mais on reste rêveur sur les possibilités inexploitées de son talent. Hrair est prisonnier de son succès: ce n’est pas qu’il ne veuille pas changer, c’est son public qui refuse qu’il change, boude ses innovations et l’oblige à refaire indéfiniment ses icônes profanes si ornementales et si parfaitement décoratives. Œuvres d’apparât très «byzantines» qui répondent sans doute, chez leurs acquéreurs, à un besoin d’ostentation et peut-être aussi de rêveries douces et dorées.

Obsession

Ce ne sont assurément pas de telles rêveries paisibles qu’évoquent les œuvres de Lamia Joreige, mais plutôt des rêveries de viols, de déflorations, de perforations, d’effractions, de défoncements, de pénétrations, de parois transpercées, de passages forcés. Ses titres parlent de «brèches», de «percées», de «cryptes», de «villes» sous l’intitulé générique de «surfaces», paradoxalement.
Les surfaces se constituent ici par strates et par couches de peinture et de cire superposées avec, souvent, de superbes textures qui exploitent parfois le grain du papier, comme si le geste de peindre par sédimentations successives, par accumulation de voiles, démentait la thématique explicite ou implicite de violence et de divulgation sexuelles de la peinture.
Mêmes les villes sont peintes comme des femmes passives prêtes à être envahies le long d’avenues qui s’ouvrent largement, dans un panorama frontal, entres les promontoires des blocs d’immeubles. La thématique se précise quand s’y ajoute, au premier plan, soit un corps étendu par terre, soit une femme couchée sur le dos, les cuisses largement écartées.
Ces villes ne sont pas seulement pénétrées par les avenues mais aussi par les souterrains, les «cryptes», images archétypales, tout comme les «passages» en enfilades de brèches et de trouées dans les murs successifs de salles et d’immeubles tels qu’ils furent pratiqués par les combattants du centre-ville pour circuler à l’abri des balles. Les photos en sont connues. Sur la toile, c’est une brèche dans une brèche, comme un viol multiplié à l’infini. Or, les eaux-fortes représentant des vulves closes comme des fleurs tropicales sont justement intitulées «brèches», comme si elles proclamaient d’avance leur inéluctable défloration: identification de la femme et de la paroi, de la femme et du mur, de la femme et de la ville, dans une même «passion» victimale. «L’étreinte», couple en coït, vient confirmer cette véritable obsession.
Seules les «faces» icono-zibawiennes contrarient en apparence ce propos: parfois elles sont si bien englouties dans la masse picturale stratifiée qu’il faut un certain temps pour les voir émerger à la surface, le temps d’accommoder le regard. Mais ce sont, là aussi, des faces de victimes, des faces violentées qui reviennent de loin, des profondeurs cachées, ce qui boucle la boucle thématique. La maîtrise des moyens est ici remarquable.
Lamia Joreige n’avait vraiment pas besoin de béquilles mondaines (Centre Culturel Français).

Joseph TARRAB
Au lieu de se présenter au public, pour sa première exposition, avec ses propres lettres de créance artistique, Lamia Joreige, en futée fille à papa-maman, a préféré s’en remettre à un coup mondain ou à un coup de pub qui ne peut que fausser le départ de sa carrière et nuire, à terme, à son talent.Il n’est pas bon pour un artiste, quel qu’il soit, de se laisser, avec tant de...