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Actualités - OPINION

Regard Hanibal Srouji : particules L'eau et le feu



Les «particules» de Hanibal Srouji (né en 1957, il émigre au Canada en 1975 et vit et travaille à Paris depuis 1988) ne sont pas celles, boson, fermion, méson, neutrino, électron, neutron, proton, photon, de la physique atomique. Ce ne sont pas, non plus, celles du mouvement brownien des gaz et des solutions colloïdales. Ni, bien entendu, celles de la grammaire, préfixes, suffixes, prépositions, conjonctions. Pas plus que celles qui anoblissent les noms.
Mais elles ont quelque chose de tout cela et, en plus, quelque chose d’un essaim d’abeilles en vol nuptial ou d’oiseaux en vol migratoire, quelque chose d’une nuée de mouches, de celles qui sévirent à Thèbes du temps d’Œdipe ou, plus inquiétants et plus proches de nous, quelque chose des éclats d’obus et des rafales de mitrailleuses qui criblent encore nos murs.
Quoique obsédé par le besoin de comprendre comment on peut être libanais, c’est-à-dire s’entre-tuer avec tant d’acharnement pour se réconcilier avec tant d’hypocrisie, H. Srouji n’est pas du tout parti de ces prémices ni de ces images. Il y a plutôt abouti.

Son exposition, qui couvre quatre ans de peinture, est, en quelque sorte, la chronique de l’évolution purement picturale qui l’a conduit du «Grand Rouge» de 1993 par exemple, expansion monochrome à l’huile avec quelques traits au fusain esquissant des plantes, au «Grand Vert» de 1994, œuvre complexe de haute volée où le feuillage et l’eau, suggérés, sont comme parsemés de points noirs et bleus qui vont bientôt, dans «Couple» II, III, IV (1995), commencer à revendiquer une certaine autonomie pour y accéder complètement dans «Particules du Mont Puget» (1995), ou «Particules Air» (1996) traités encore à l’acrylique avant de se transformer, dans «Particules Feu» (1996) ou «Petit Feu» (1996), en traces de brûlures pratiquées au chalumeau oxhydrique et qui deviendront, dans «Particules» (1996), des trous ronds aux bords bien nets.
Srouji n’a pas délibérément cherché à développer progressivement une métaphore plastique de la violence guerrière, il y est arrivé par un processus d’une implacable logique artistique, chaque toile engendrant une autre plus avancée sur la voie de la destruction de la réalité extérieure dont il est parti.
D’ailleurs, il n’est pas parti de la nature en tant que configuration de formes mais en tant que configuration de forces, d’énergies intérieures, de genèses et de métamorphoses transposées en accumulations de couleurs.
Ses «Champs» (1993-1994), qui n’ont ni motif central ni limites extérieures, qui se prolongent donc virtuellement dans toutes les directions, sont, au-delà de toute description littérale, des faisceaux d’énergie en état de péréquation ou d’équanimité. Ils préludent parfaitement, en passant par les «Marques» (1994) où même tout propos d’abstraction est dépassé par l’intervention directe sur la toile des mains et des doigts de l’artiste qui y laissent des traces, des empreintes, des vestiges, des «marques» de couleur qui se contredisent et s’annulent mutuellement, aux toiles à «particules» acryliques ou ignées qui, en apparence du moins, sont dépourvues de structure autre qu’aléatoire et sont donc, elles aussi, virtuellement extensibles à l’infini.
C’est là où Srouji, malgré les vingt années passées en Occident, reste profondément oriental: ces îlots, ces archipels de particules parfois ornées de crinières ou de chevelures produites par la fumée de la combustion ou par la dilution à grande eau des empreintes de couleurs déposées par les doigts (il y aurait beaucoup à dire sur cette combinaison des éléments feu et eau), n’ont aucune organisation hiérarchique et sont ainsi, dans la belle liberté de leur dispositif hasardeux, des équivalents modernes des ornements géométriques et des arabesques arabo-musulmans qui, n’ayant aucune possibilité interne de s’autolimiter, doivent être coupés selon la surface disponible.
Les «particules», qui rappellent, je ne le dis pas en mauvaise part, les étoffes à petits pois, peuvent très bien devenir des tissus d’ameublement, des rideaux, des tentures. N’a-t-on pas, du reste, comparé le criblage des murs de Beyrouth à de la dentelle?
Toutefois, ce qui est intéressant dans le travail de Srouji est moins le résultat, qui est souvent très beau, de la beauté désespérée des vérités et des réalités essentielles, que la démarche, le processus de production de l’œuvre.
Comme on l’a deviné, Srouji ne travaille pas comme peintre de chevalet qui laisse une distance entre lui et la toile ou même comme peintre qui déverse des pots de peinture sur le canevas plaqué au sol. Il pratique une peinture interactive, s’attaquant directement à la surface du coton, qu’il préfère désormais au lin car plus souple, plus vivant, plus adaptable, avec les mains et les doigts pour inscrire ses graffiti et ses taches bientôt «frappés» à grands jets d’eau qui emportent, diluent, brouillent, effacent,
Opération qui peut être renouvelée une dizaine, une quinzaine de fois pour une même toile, une couche de couleur bousculant l’autre. Le coton, très absorbant, «boit» les couches successives de peinture pour ne laisser, en fin de compte, qu’un fond transparent sur lequel subsistent, çà et là, des buttes-témoins, des ruines, des vestiges de toutes ces intempéries et vicissitudes diluviennes. Il est impossible de deviner les étapes par lesquelles la toile a passé: elles sont enterrées, archéologiquement si l’on peut dire, dans la chaîne et la trame du coton. Comme si ce qui passionne Srouji était la production et non le produit.
Cependant, dans certaines toiles de particules («Particules Feu»- 1996), on distingue nettement l’effet de l’eau dans les halos, les auras, les traînes et les voiles qui entourent les points noirs et qui, subtilement, les relient les uns aux autres par une fluidité vaporeuse rendue ainsi visible.
«Particules» (1996), pur dispositif de trous sans bavures et presque sans trace de combustion, a été obtenu par la congélation préalable de la toile mouillée sur le balcon de l’atelier dans l’hiver parisien puis par son attaque au chalumeau: la fumée, au lieu de s’imprimer sur la toile, se dissipe sur la glace, d’où la constellation de trous presque parfaitement ronds, alors que sur les autres «toiles-feu» les trous sont de simples fissures cernées de toile carbonisée.
C’est la peinture qui, elle-même, a mené à sa propre élimination. Mais le hasard, comme il arrive souvent chez les créateurs, intervient pour accélérer certaines évolutions ou pour en préciser la direction. Ainsi, même si les particules sont apparues comme des adjonctions dans les toiles de 1994, elles n’ont commencé à prendre la vedette qu’au cours d’un séminaire organisé par la Fondation Anthony Care à Marseille en 1995 où Srouji, recueillant les coulures de soudure auprès des sculpteurs sur fer qui y participaient, eut l’idée de les disperser sur une toile posée au sol et de les traiter à l’acide en les arrosant de temps à autre («comme une plante» précise-t-il) pour provoquer leur rouillure.
Saisissant l’intérêt plastique des traces ainsi produites, Srouji y a vu la possibilité d’une nouvelle phase de sa peinture: la série particulaire, à la fois en continuité et en rupture avec les phases précédentes.
«Sério»: justement, ces œuvres sont sérielles, comme la musique du même nom.
Et puisqu’il est question de musique, elles évoquent aussi les «takassims» improvisés sur le «bouzouq» par Matar Mohammed, génie musical mort oublié de tous, n’était-ce la fidélité amicale de Jalal Khoury qui a fait éditer à la Maison des cultures du monde à Paris un CD en son honneur, reprenant des fragments de récitals du Théâtre de Beyrouth en 1972: dans le silence, qui est le vide intersidéral des toiles, les notes s’égrènent une à une, deux à deux, trois à trois, particules sonores jaillissant de l’intensité intérieure, avant que brusquement, elles ne se précipitent toutes en une «sahbé» d’arpèges sans pareille.
Pourquoi faut-il que les génies dans ce pays de prétendu rayonnement culturel soient à ce point méconnus, à ce point méprisés, et que les nullités d’inanité sonore soient à ce point adulés, à ce point fêtés? Hélas, la réponse est claire: malgré les prétentions de certains, nous sommes une nation sans culture et sans tradition. Nous n’aimons que les bulles de savon: tiens, encore des particules!
(Galerie Janine Rubeiz).

Joseph Tarrab
Les «particules» de Hanibal Srouji (né en 1957, il émigre au Canada en 1975 et vit et travaille à Paris depuis 1988) ne sont pas celles, boson, fermion, méson, neutrino, électron, neutron, proton, photon, de la physique atomique. Ce ne sont pas, non plus, celles du mouvement brownien des gaz et des solutions colloïdales. Ni, bien entendu, celles de la grammaire, préfixes, suffixes,...