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Diaspora

Les Libanais du Sénégal : dynamisme, débrouillardise et génie du business

Ils étaient une dizaine en 1897, ils seraient 30 000 aujourd’hui dont 10 000 naturalisés*
Dans un pays ravagé par une pauvreté galopante, la communauté libanaise préserve sa réussite dans les affaires et son aisance financière, malgré la suspicion des Sénégalais et les revers de fortune.
La scène a pour théâtre la frontière ivoiro-ghanéenne. « Papiers ! » mâchonne le douanier. « Nationalité ? » « Libanaise », réplique le voyageur au teint clair. « J’ai dit : “nationalité !”», beugle le gabelou. « Libanais », insiste le fils du Cèdre, interloqué. La réplique cingle : « Mais enfin, ce n’est pas une nationalité, c’est une profession ! » L’anecdote suffit à dévoiler les clichés et les fantasmes que charrie l’épopée africaine des enfants du Levant, lointains héritiers des Phéniciens qui accostèrent jadis dans les parages du Cap-Vert.
Vieille histoire. Dès le milieu du XIXe siècle, des heurts confessionnels secouent la montagne libanaise. Souveraine, l’élite chrétienne maronite refoule des cohortes de paysans musulmans vers les terres ingrates et rocailleuses du Sud. Dès lors, les bannis chercheront à fuir la pauvreté sur d’autres continents. Mais le premier aventurier connu, parti de Miziara (Nord), se nomme Élias Khouri Younès, signalé en 1882 au Nigeria. Ce défricheur maronite voulait, comme tant d’autres, échapper ainsi à la conscription – le « badal » – imposée par l’occupant ottoman et aux persécutions du sultan Abdülhamid II. Cap sur le Gold Coast, le futur Ghana, le Liberia, la Côte d’Ivoire et, bien sûr, le Sénégal.
Bienvenue au pays de la Teranga, berceau et épicentre de l’épopée. On y dénombrait en 1897 une dizaine de Libanais, « colporteurs sans installation fixe ». Ils seraient aujourd’hui environ 30 000, dont 10 000 naturalisés. Parmi eux, une centaine de médecins, une trentaine d’avocats, autant de pharmaciens, une cinquantaine d’ingénieurs, des enseignants, et, bien sûr, des milliers de commerçants ou hommes d’affaires. Tous témoins d’une intégration qu’atteste aussi cette rue de Dakar dédiée à Abdou Karim Bourgi, prince de l’immobilier. Un autre Bourgi, Faez de son prénom, a accédé au rang de général. Les députés Samir Abou Rizk et Mahmoud Saleh siègent à l’Assemblée nationale.
Plus encore que l’ampleur de leurs flux migratoires, c’est la faculté d’adaptation des Libanais qui impressionne (…). Le dynamisme, la débrouillardise, le génie des affaires des descendants des Phéniciens forcent l’admiration, même s’ils suscitent parfois aussi l’agacement, la jalousie. En quelques années, le quincaillier ambulant troque sa carriole contre une échoppe puis, pour peu que la chance lui sourie, lègue à ses fils un commerce prospère.
1937. Le paquebot Champollion, parti de Beyrouth, cingle sur une Méditerranée démontée, avec le jeune Moussa Sharara à son bord. Un mois plus tard, après une escale à Marseille, ce villageois du Liban-Sud débarque à Dakar, la capitale de l’Afrique occidentale française (AOF). Il y retrouve son cousin Sleimane, un grand commerçant, tout comme lui de confession chiite, arrivé 13 ans plus tôt. Vendeur de cigarettes, puis négociant d’arachide en brousse, il s’improvise photographe ambulant, apprend le wolof en huit mois, s’offre, avec ses premiers revenus, des cours de grammaire et d’orthographe françaises. Le voici armé pour importer du papier photographique, négoce qui fera sa fortune.
« On gagne son franc à la sueur de son front », répéta inlassablement le vieux Moussa Sharara, aujourd’hui âgé de 98 ans, à ses 13 enfants. Aujourd’hui, Kazem, Fayçal, Amoudé et autres Zeinab, nourris à la leçon du père, sont tous dans les « affaires ». Et ils ne sont pas les seuls Libanais du Sénégal ou Sénégalais d’origine libanaise à faire prospérer le business de famille par le travail, encore le travail, toujours le travail, même si les fortunes et les manières de réussir sont diverses.

Libanais, nationalité ou profession ?
Au début, la première activité économique de ces Libanais était le commerce de tissus, d’arachide, d’articles divers. Aujourd’hui, leurs fils ou leurs petits-fils s’activent dans d’autres domaines comme le transport, l’industrie, l’alimentaire, l’immobilier et tant d’autres.
« Libanais » est-ce une nationalité ou une profession ? « Ce n’est pas faux, sourit un des leurs. Très présents dans les professions libérales et l’industrie, les Libanais sont les premiers investisseurs du Sénégal. Ils possèdent 60 % des PME-PMI. Et pèsent lourd en termes d’emplois. » Khalil Basma, casquette bien vissée, est assis dans un coin d’une boutique achalandée de tapisseries à l’avenue Blaise Diagne de Dakar. Né en 1938 à Dakar, le vieux, qui s’est rendu au Liban une seule fois en 1983. (…)
M. Badaoui, 51 ans, trouvé derrière le comptoir de l’un de ses deux magasins spécialisés dans la vente de tissus et de cartables au marché Sandaga, ne déroge pas au cliché. Originaire d’un petit village libanais, situé à 10 km de la ville de Tyr, il dit avoir quitté son pays d’origine pour le Sénégal à l’âge de 5 ans avec ses parents (…).
Pour M. Badaoui, pas question de retour au bercail. (…) Pourtant, aujourd’hui, « les recettes ont connu une baisse avec les Sénégalais qui sont devenus de grands commerçants. » Il consent : « Cela ne gêne pas, car c’est la loi du marché. » (…)
Citoyens « à part entière » mais aussi « entièrement à part », les « Libanais » sont-ils des Sénégalais comme les autres ? Beaucoup de la nouvelle génération, qui « supporteraient sans hésiter les Lions s’il y avait un match de foot Sénégal-Liban », revendiquent haut et fort leur « sénégalité » : « Nous sommes bel et bien des Sénégalais d’ethnie libanaise ! Car, si nos parents étaient venus avec l’idée de faire fortune et de retourner au pays, notre génération, elle, a coupé les ponts avec le Liban. » Alors pourquoi vivent-ils repliés sur eux-mêmes ? « On nous reproche le peu de mariages mixtes. Mais l’intégration ne se joue pas au niveau de la ceinture, avait balayé, en 2002, d’un revers de la main, l’homme d’affaires, Fayçal Sharara. Le fond du débat consiste à savoir si les Libanais participent au développement du pays et partagent des aspirations communes avec le reste de la nation. La réponse est oui. »
Témoin : la restauration qui reste un domaine de prédilection des Libanais au Sénégal. Les restaurants, Le Régal dont le gérant est Jamal Joer, Ali Baba géré par Kamil Hage Ali, La Fourchette de Sharara Amoudé, Les Ambassades des Omaïs, pour ne citer que ceux-là, sont parmi les tables les plus prisées de Dakar. (…)
Jadis hésitantes, bien des dynasties de la communauté libanaise, souveraine dans le commerce, ont su marcher sur les pas des Fayçal Sharara et autres Saïd Fakhry (SAL) pour investir le tissu industriel sénégalais. (…) La liste est loin d’être exhaustive de la panoplie d’industries gérées par les Libanais au Sénégal. Qui sont également réputés dans le domaine de la médecine. (…) Et partout, dans le business comme l’exercice des professions libérales, c’est le sens des affaires, la capacité d’adaptation, le désir de « réussir à tout prix » qui prévalent.
Parfois tapageuse, la réussite des « visages pâles », boucs émissaires commodes, éveille les jalousies. C’est la rançon du succès : ces talentueux businessmen sont quelque peu jalousés, accusés d’être à la source de toutes les corruptions. « C’est bien connu : chaque Libanais a un douanier et un policier dans sa poche », affirment sans nuance certains Sénégalais pure souche. Dans les coulisses des affaires dakaroises, on accuse, à tort ou à raison, certaines familles libanaises de faire dans des affaires illicites : pratiques usuraires, blanchiment ou transfert d’argent, trafic d’armes, etc. (…) « C’est normal, se gratte un vieux Libanais. Sénégalais, Libanais ou Américains, il y a toujours et partout des brebis galeuses. » (…)
De la suspicion, de la sueur. Et beaucoup d’argent. La fortune et ses revers. Libanais, une profession ? Soit. Un métier d’avenir au Sénégal ? Voire.

B. B. F.

(*) Article paru dans Weekend Magazine, Sénégal
Dans un pays ravagé par une pauvreté galopante, la communauté libanaise préserve sa réussite dans les affaires et son aisance financière, malgré la suspicion des Sénégalais et les revers de fortune.La scène a pour théâtre la frontière ivoiro-ghanéenne. « Papiers ! »...