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Culture - Histoire

La Prix Nobel chilienne Gabriela Mistral et l’auteur du « Prophète » Gibran Khalil Gibran : leur relation sortie des annales…

En fouillant dans les archives de la Bibliothèque nationale de son pays, Marcos Correa, ambassadeur du Chili au Liban, est tombé sur un document relatant l’émouvante rencontre en 1931 entre ces deux figures des Lettres universelles. Il en fait le récit à « L’Orient-le Jour ».

La Prix Nobel chilienne Gabriela Mistral et l’auteur du « Prophète » Gibran Khalil Gibran : leur relation sortie des annales…

Gabriela Mistral, l'année de son obtention du prix Nobel de littérature. Gibran Khalil Gibran, dans les dernières années de sa vie. Photos DR

On a beaucoup parlé des amitiés féminines de Gebran Khalil Gebran (1883–1931), de ses relations amoureuses-épistolaires avec May Ziadé et Mary Haskell, pour n’en citer que ces deux. Si l'écrivain, poète et peintre libanais, ne laissait pas les femmes insensibles, ce n’était pas seulement pour son aura romantique, mais aussi et surtout pour son talent à mélanger spiritualité, philosophie et sensibilité dans ses œuvres. Sa vision progressiste des droits humains, en particulier de l’égalité des genres, résonnait également profondément avec les aspirations des intellectuelles de son temps. Parmi celles-ci, et non des moindres, on peut compter Gabriela Mistral (1889-1957) : une poétesse chilienne particulièrement engagée dans la diffusion de la connaissance, de la culture et du progrès social auprès des femmes et des enfants de son pays.

La poétesse chilienne recevant son prix Nobel en 1945. Photo fournie par l'ambassade du Chili au Liban

« De son vrai nom Lucila Godoy Alcayaga, cette écrivaine, enseignante et diplomate, qui sera la première latino-américaine à décrocher un Nobel de littérature le 10 décembre 1945 – soit 26 ans avant Pablo Neruda –, a, elle aussi, entretenu une correspondance avec Gibran Khalil Gibran dans laquelle elle lui confiait ses idées progressistes et sa sensibilité sociale, mais aussi ses convictions religieuses ancrées dans un fervent catholicisme », révèle l’ambassadeur du Chili au Liban Marcos Correa, qui a trouvé dans les archives digitales de la Bibliothèque nationale de son pays un document mettant en lumière « la relation d’estime réciproque de ces deux grandes figures de la littérature du début du XXe siècle ».

Celle qui est considérée aujourd’hui comme une pionnière du féminisme, une figure tutélaire de la littérature et des droits humains en Amérique latine, dont le visage est imprimé sur les billets de banque de son pays et le nom inscrit au fronton de nombreuses rues, places, établissements scolaires au Chili, « vouait à l’auteur du Prophète une profonde admiration. Elle désirait ardemment le rencontrer et répétait à ses amis que la personne qu’elle souhaitait plus que tout voir à New York était Khalil Gibran », soutient l’ambassadeur et historien de formation.

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« Un jour de grand froid de l’année 1931 »

Lors de leur unique rencontre, Gabriela Mistral trouvera à l’auteur libano-américain, un air de « prophète oriental », dévoile-t-elle dans un texte de 21 pages, rédigé à la main, à travers lesquelles elle livre une sorte de compte-rendu détaillé des 3 heures de sa visite à Gibran Khalil Gibran à New York, « un jour de grand froid de l’année 1931 ».

Une page du manuscrit conservé dans les archives de la Bibliothèque nationale du Chili.

Un manuscrit récemment exhumé des archives de la Bibliothèque nationale du Chili par Marcos Correa. Lequel, à l’occasion de cette année 2025 qui marque à la fois « la 80e année de l’établissement des relations diplomatiques entre le Liban et le Chili – lors de la fameuse Conférence de San Francisco du 28 juin 1945 –, et les 80 ans de l’attribution du prix Nobel de littérature à Gabriela Mistral la même année », a décelé « une sorte de « synchronicité » propice à divulguer l’histoire de cette rencontre entre ces « deux figures des Lettres universelles, qui illustrent au mieux les aspirations et les valeurs humanistes et culturelles que leurs pays ont en partage », indique-t-il.

L'ambassadeur Marco Correa présentant une traduction arabe d'un recueil de poèmes de Gabriela Mistral. Photo DR

L’entrevue a donc lieu à New York, en 1931, quelques mois seulement avant le décès de Gibran Khalil Gibran en avril de la même année. Et cela « grâce à l’entremise d’une amie commune : la poétesse, journaliste et auteure de livre pour enfants mexicaine Idella Purnell Stone (qui se trouve être la créatrice du célèbre personnage de Bambi popularisé par les studios Disney, NDLR) ».

« Supérieur à Tagore » 

À l’époque, Gabriela Mistral est déjà une poétesse reconnue, une autrice qui a à son actif plusieurs publications, dont les fameux recueils Sonetos de la muerte (Sonnets de la mort ; 1914) et Lecturas para mujeres (Lectures pour femmes; 1923), dans lequel elle évoque à travers le quotidien des Chiliennes les plus modestes la dure condition des femmes en Amérique latine. D’ex-enseignante pauvre, issue d’un village défavorisé du Chili, elle est devenue une éducatrice respectée et missionnée dans son pays comme au Mexique pour établir un réseau de bibliothèques et d’écoles publiques, une diplomate entourée d’amis artistes et intellectuels. C’est dire qu’elle n’est pas vraiment une inconnue lorsque la rencontre a lieu. Et pourtant, cette femme qui s’est déjà accomplie, qui affiche sans vergogne dans ses écrits ses préoccupations progressistes, semble totalement impressionnée par « cet homme de 47 ans qui, bien que rongé par la maladie, en paraissait 40 », le décrit-elle.

« Dans le carnet, où elle consigne, quatre mois après sa visite ses impressions et le souvenir des moindres faits et gestes de Gibran, elle confie regretter de ne pas avoir pris de notes de leur conversation sur le champ », signale l’ambassadeur Correa, avant de partager quelques extraits choisis de ce manuscrit. À l’instar de ce passage où elle décrit la collation qu’il leur offre : « (…) En plein hiver, il a déposé sur mes genoux, un beau plateau de fruits, des pommes californiennes inoubliables, dodues et juteuses, et des poires d’automne. Pendant trois heures, je me suis transformée en une masse de pommes et de concepts sombres et clairs de Gibran Kahlil Gibran. » Ou encore cet autre où elle raconte que Gibran lui donnait les versions orientales, au lieu de celles écrites en anglais et dans les langues européennes, de ses livres à feuilleter et à apprécier : « De petits livres, écrits en chinois, en persan et en syriaque, avec des vignettes exquises et somptueuses, pleines de couleurs. »

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« De nobles traits intellectuels, lent à parler et volontairement ésotérique »

« Au cours de la soirée, elle l'interrogea longuement sur ces vérités éternelles qu’il énonçait, bien que certaines semblaient heurter ses propres convictions religieuses », poursuit encore l’ambassadeur du Chili. Qui évoque une certaine fascination de Gabriela Mistral envers Gibran qu’elle jugeait « supérieur en sagesse et spiritualité à Tagore », écrit-elle. Elle le décrit d’ailleurs comme « un homme qui portait dans son âme tout l’Orient : l’extrême finesse chinoise, la métaphysique hindouiste qui brillait dans sa conversation avec des touches de spiritualité persane. De nobles traits intellectuels, lent à parler et volontairement ésotérique ». Et conclu le témoignage de leur rencontre par ces lignes d’une poignante émotion : « Je ne savais pas que l’homme contemplait déjà l’autre rive, qu’il entrait déjà dans la forêt dense des cyprès, d’où l’on ne peut plus sortir pour revenir aux sentiers banals ; qu’il ne lui restait plus que quelques mois, quatre mois de conversations avec nous. Il était déjà en compagnie des vrais dieux – pas ceux qu’il s’est créé de même rang, en se fortifiant et en s’illusionnant – dans un quartier de New York. »

« Deux mois après ma conversation joviale avec lui, l’homme sage et profond est mort dans un hôpital vulgaire, au milieu d’instruments en nickel et de lits laqués blancs » déplorera, dans un écrit ultérieur, à l’occasion d’une commémoration de la mort de Gibran, la poétesse chilienne.

« Cette rencontre entre Mistral et Gibran est le suprême exemple de la manière dont deux pays séparés par plus de 13 000 kilomètres peuvent se rencontrer, se reconnaître et s’admirer par le biais de ses artistes », estime pour sa part l'ambassadeur Marco Correa. Il rappelle, par ailleurs, que des traductions arabes de certains recueils de la poétesse chilienne sont disponibles au Liban en librairie et auprès des centres culturels hispaniques. 

* Cet article est basé sur le manuscrit de Gabriela Mistral conservé à la Biblioteca Nacional de Chile, Cuaderno 67. Il est accessible en version numérique via ce lien.

On a beaucoup parlé des amitiés féminines de Gebran Khalil Gebran (1883–1931), de ses relations amoureuses-épistolaires avec May Ziadé et Mary Haskell, pour n’en citer que ces deux. Si l'écrivain, poète et peintre libanais, ne laissait pas les femmes insensibles, ce n’était pas seulement pour son aura romantique, mais aussi et surtout pour son talent à mélanger spiritualité, philosophie et sensibilité dans ses œuvres. Sa vision progressiste des droits humains, en particulier de l’égalité des genres, résonnait également profondément avec les aspirations des intellectuelles de son temps. Parmi celles-ci, et non des moindres, on peut compter Gabriela Mistral (1889-1957) : une poétesse chilienne particulièrement engagée dans la diffusion de la connaissance, de la culture et du progrès social auprès des...
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Le Liban ne se redressera et ne brillera que par ses artistes et ses intellectuels, sûrement pas par sa classe politique de bas niveau

AFL

06 h 48, le 23 juin 2025

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  • Le Liban ne se redressera et ne brillera que par ses artistes et ses intellectuels, sûrement pas par sa classe politique de bas niveau

    AFL

    06 h 48, le 23 juin 2025

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