
Les deux frères Naffah. Photo DR
Lorsque l’on demande à Youssef Naffah, élève en classe de terminale, ce qui l’a poussé à se lancer dans le métier de fondeur de cloches plutôt que de poursuivre des études universitaires, il répond : « Mon université est celle de mon père, Naffah Naffah. C’est lui qui, depuis mon plus jeune âge, m’a patiemment appris les rouages de ce métier et m’a transmis un savoir hérité de son père, de son grand-père et de son arrière-grand-père ». Dans ce village aux quatorze églises, l’histoire des cloches est un savoir transmis de génération en génération, au sein d’une même famille, les Naffah, qui ont toujours jalousement gardé le secret de ce métier. « Jusqu’au XIXe siècle, Beit Chabab réputé pour ses métiers traditionnels de poterie, de tissage et de fonte de cloches, comptait une quarantaine d’artisanats, dont dix ateliers de cloches et un seul fondeur nommé Youssef Ghobril », raconte Charbel, le frère aîné de Youssef, qui poursuit des études en médecine à l’Université libanaise. « Youssef Ghobril avait appris les rouages et les techniques du métier de fondeur de cloches auprès de Russes venus au Liban, dans le village de Dhour Choueir en 1700. Très habile de ses mains, il fabriquait des fusils et des tuyaux à partir de l’étain qu’il fondait. On le surnomma alors « Youssef Naffah » parce que le mot « naffah », dérivé du verbe arabe « yanfah », signifie être utile. » À cette époque, plus de treize familles fabriquaient des cloches à Beit Chabab. Mais après la Première Guerre mondiale, de nombreux artisans ont quitté le village, certains sont morts, d’autres ont fui vers le Akkar et quelques-uns sont même partis en Égypte. « Aujourd’hui il ne reste plus qu’un artisan fondeur de cloches dans le village et une unique fonderie dans tout le pays ainsi qu’au Moyen-Orient : mon père, Naffah Naffah », souligne fièrement Youssef, qui s’apprête à reprendre le flambeau des mains de son père, une fois ses études scolaires terminées.
Ce métier, nous l’avons dans le sang
À 9 ans, lorsque tous les enfants de leur âge jouaient et s’amusaient à l’extérieur, Youssef et Charbel passaient leur temps libre à regarder leur père travailler dans l’usine située au-dessous de leur maison à Beit Chabab. « Ce métier nous l’avons dans le sang. Il fait partie de notre enfance. Nous avons grandi au son des marteaux et des bruits de cette cloche que l’on forgeait durant des jours », avoue Youssef, les yeux fixés sur les énormes moules en étain qui prendront tout leur temps pour sécher et donner leur belle forme. « Mon père nous prenait toujours avec lui, lorsqu’il livrait ses cloches. Nous étions tellement fiers de faire partie de cette famille qui porte ce savoir-faire unique dans la région et dans le village. »Des années durant, les deux frères partageaient leur temps, entre leurs études et le travail auprès de leur père dans l’usine familiale. Mais arrivé à l’âge où il faut décider de l’avenir et du métier à entreprendre, Charbel, doué pour les matières scientifiques, décide de poursuivre des études de médecine, laissant à Youssef le soin de prendre la relève de l’usine. « Avec la crise économique et les difficultés que traverse le pays, ce métier ne pouvait plus suffire à deux familles. De plus mes études à l’université me prenaient beaucoup de temps. Il fallait faire un choix. » Youssef, passionné par ce métier savait déjà tout petit qu’il continuerait dans cette fonderie. « Mes copains me prennent pour un fou et ne comprennent pas ma décision. Je réponds que j’ai la chance d’avoir un avenir tracé dans un métier qui me passionne d’emblée, alors qu’eux vont entreprendre de longues études ne sachant pas s’ils se passionneront pour le métier qu’ils ont choisi ! »
Rester pour sauver le patrimoine
Pour Youssef Naffah, la fabrication des cloches est plus qu’un acte artisanal. C’est un rituel long et sacré qui se fait par amour et surtout par étapes. « Chaque cloche prend entre 40 jours à deux mois pour être fabriquée, le temps que la glaise sèche », explique-t-il. « Il faut commencer par construire le moule extérieur et par la suite confectionner un autre moule intérieur qui correspond à l’empreinte en creux de la future cloche et que l’on va remplir avec du métal en fusion, de la terre glaise, du cuivre et de l’étain, des métaux qui résistent à une température élevée », explique le jeune homme. « Une fois les deux moules prêts, on s’attaque à la couronne de la cloche qui se fait de la même manière. Par la suite, il faudra encore lisser et effacer les petites fissures qui peuvent se former sur les moules en séchant, pour leur donner cet éclat lisse et sans éraflures. Une fois les moules secs, on allumera le four à plein régime dans une température qui peut atteindre 1 200 degrés. »
« Aucune cloche, n’émet le même son que les cloches produites à Beit Chabab », ajoute fièrement Youssef. « En confectionnant nos moules nous savons déjà le son que l’on souhaite donner à cette cloche, parce que nous travaillons avec une très haute précision, contrairement aux autres pays qui travaillent en série. Chaque cloche produit un son différent conformément au poids de la cloche. Plus le poids de celle-ci augmente plus son tintement devient grave. »Ont-ils été affectés par la crise économique et les difficultés que traverse le pays ?
« Certainement, répond Youssef. Dans le temps, mon père fabriquait 30 à 40 cloches par année qu’il vendait en Irak, en Égypte, en Jordanie, en Syrie, là où résidaient encore des chrétiens. Aujourd’hui, nous confectionnons entre 10 à 15 cloches par an. » Une situation qui n’effraie absolument pas le jeune homme qui compte bien améliorer et perfectionner ces techniques, gardant le son unique de ces cloches que l’on ne retrouve dans aucune autre usine. « Si j’avais suivi l’exemple de mes amis aujourd’hui, dont la plupart quittent le pays pour étudier et travailler à l’extérieur, qui restera pour sauver ce patrimoine et les richesses que possède le Liban et qui va en perdition ? » conclut le jeune homme convaincu de son choix. Un bel exemple de réussite d’une famille qui a su perpétuer un savoir-faire libanais en voie de disparition.
