Halil Ganem. Archives M.E. Ghanem, « Mechveret » n° 142, 1er juillet 1903
Nous marchons tous sous l’épée de l’oubli et l’ingratitude des hommes ; sur le rythme du temps qui efface nos actions. Et pourtant, certains, comme les frères Chekri et Halil (Khalil) Ganem, ont su marquer l’histoire politique et littéraire du Liban. Ces deux hommes, chacun dans son domaine, ont porté haut les couleurs de l’engagement, de la résistance et de la culture libanaise, contribuant à sa naissance au creuset de l’Empire ottoman, dans la lumière tamisée de l’exil, des luttes politiques et des gloires littéraires.
Chekri Ganem. Photo atelier Nadar, Gallica BNF, recolorisée
Chekri Ganem (1861-1929) est un pilier fondateur de la littérature libanaise d’expression française et de la fondation du Liban moderne. Il est tenu pour le père de la littérature libanaise d’expression française. Né à Beyrouth dans une famille originaire de Lehfed, il fait ses études au collège Saint-Joseph de Aïntoura où il écrit ses premiers vers. Il quitte définitivement sa terre natale en 1882 et entreprend de nombreux voyages en Égypte, en Suisse et en Autriche. Il jette l’ancre en Tunisie, placée sous protectorat français, où il occupe un poste d’interprète et d’archiviste au gouvernement tunisien. En 1895, il rejoint son frère Halil en France. Chekri Ganem travaille comme journaliste et publie plusieurs ouvrages : Fou d’amour (1894), Ronces et Fleurs (1896), Ouarda ou fleur d’amour et Un quart d’heure des Mille et Une Nuits (1904), Da’ad (1908), ainsi que plusieurs pièces de théâtre en 1908 et 1911 : Tamerlan, Les Ailes (aujourd’hui introuvables) et La Giaour (L’Infidèle). Antar, son chef-d’œuvre, fut produit à l’Odéon en 1910 puis mis en musique à l’Opéra de Paris par Gabriel Dupont. Comme le souligne Ritta Baddoura dans la biographie et l’article qu’elle lui consacra, « le rayonnement politique de Chekri Ganem ne fut pas moins glorieux que celui littéraire » (« Chekri Ganem : pionnier et virtuose du verbe », Ritta Baddoura, L’Orient-Le Jour, 23 mars 2013). Il fonde en 1912 avec Khaïrallah Khaïrallah le Comité libanais de Paris qui vise la réforme du règlement du Mont-Liban en vue d’une autonomie effective. Vice-président en 1913 du premier Congrès arabe syrien à Paris et fondateur de plusieurs revues telles al-Moustakbal et Correspondance d’Orient, il milite activement pendant la Première Guerre mondiale pour l’émancipation de son pays natal de la domination ottomane et prononce en 1919 à la Conférence de la paix à Paris une allocution au nom du Comité central syrien qu’il préside où il revendique l’unité historique de la Syrie, du Liban et de la Palestine sous l’égide de la France. Rejetée par la Grande-Bretagne, cette revendication ne verra jamais le jour. Il se rallie à la cause de l’indépendance libanaise et œuvre pour la réintégration de Beyrouth, Tripoli et la Békaa dans l’État du Grand Liban. En 1921, il se retire de la vie publique dans sa villa d’Antibes qu’il a nommée « La Libanaise », où il meurt le 2 mai 1929.
Halil (Khalil) Ganem, le frère aîné de Chekri, est né en 1846 à Beyrouth. Il fut un homme aux multiples visages. Il fait ses études au collège Saint-Joseph de Aïntoura avant de commencer une carrière de fonctionnaire comme drogman aux vilayets de Beyrouth et de Damas, puis chef de cabinet du grand vizir à Istanbul. À ce titre, il fut l’un des rédacteurs de la Constitution ottomane de 1876 aux côtés de Midhat Pacha. Élu ensuite député de Beyrouth au Meclis-i Mebusan, le premier Parlement ottoman, en 1877, il se distingua par son éloquence et l’habileté de ses prises de parole et s’établit rapidement comme un des principaux meneurs de l’opposition dans la chambre. Après la suspension de celle-ci par le sultan Abdul Hamid II, il fit partie des dix députés qui furent éloignés de la capitale ottomane. Il s’exila d’abord à Genève, puis à Paris, où il débuta une intense activité comme journaliste et éditeur, et devint au cours des années un homme fortement respecté de la société parisienne et très écouté au sujet des affaires d’Orient par des hommes politiques français tels que Gambetta. Quand le sultan tenta de le faire taire à travers le procès du Mechveret, Georges Clemenceau lui-même vint témoigner à la barre. Opposant notoire à Abdul Hamid II et membre fondateur du mouvement des Jeunes-Turcs, il s’est trouvé au centre des événements historiques et des débats intellectuels et politiques entre Istanbul et Paris à la fin du XIXe siècle. En plus de son abondante contribution journalistique, il est l’auteur d’un essai pionnier en socio-économie (en langue arabe, publié en 1877) et de plusieurs essais historiques : L’Éducation des princes ottomans publié en 1895 et deux volumes intitulés Les Sultans ottomans, publiés en 1901. Il est également l’auteur d’un recueil de poèmes (Le Christ, publié en 1902). Cette haute figure intellectuelle et politique a vécu une vie révélatrice des tensions et des limites de la modernité telle qu’elle a été vécue par l’élite intellectuelle orientale du XIXe siècle. Sa disparition prématurée en 1903 à Paris a privé le mouvement des Jeunes-Turcs de l’une de ses rares figures éminentes non turque. Aurait-il pu éviter les dérives qu’a connues le mouvement des Jeunes-Turcs après sa prise du pouvoir en 1908 et qui ont précipité l’Empire ottoman à sa fin ? L’histoire ne nous le dira pas.
La tombe de Chekri Ganem aux Batignolles. Photo M.E. Ghanem
La contribution des frères Chekri et Halil Ganem à la littérature libanaise d’expression française et leur engagement politique n’ont – hélas – pas trouvé de place dans la mémoire collective et l’histoire du Liban. Les manuels d’histoire taisent leurs noms. Il n’y a aucune mention non plus de leur contribution politique. Je me suis assigné la mission. J’ai consacré plus de vingt ans à la reconstitution des œuvres oubliées ou inconnues de Chekri Ganem, mon arrière-grand-oncle (Chekri Ganem. Œuvres retrouvées, Michel Edmond Ghanem, éditions Milelli, 2024). Cet ouvrage assemblant les œuvres littéraires et les écrits politiques produits par Chekri Ganem entre 1888 et 1921 est un hommage vibrant, contre l’amnésie, à un pionnier incontournable de l’histoire littéraire et politique du Liban moderne. Comme je le disais dans un entretien que j’ai accordé à L’Orient Littéraire paru le 4 décembre 2024, suite à la parution de mon livre : « L’œuvre littéraire de Chekri Ganem n’est pas non plus enseignée – tout comme celle des autres auteurs libanais d’expression française qui le suivirent. On enseigne les auteurs français, mais pas les auteurs libanais d’expression française comme Chekri Ganem, Charles Corm et beaucoup d’autres. Ignorer le père de la littérature libanaise d’expression française est tout simplement inacceptable pour un pays francophone. » Seule une rue à Beyrouth perpétue encore la mémoire de Khalil Ganem. La caserne abritant l’École militaire de l’armée libanaise porte, quant à elle, le nom de Chekri Ganem, ainsi qu’une rue à Beyrouth. Voilà tout.
Ces deux géants ont tracé des sentiers qu’ils espéraient lumineux pour le Liban, mais aujourd’hui, ces sentiers sont recouverts de poussière et d’indifférence. Tout comme leurs tombes en France, où le temps et l’oubli ont commencé leur travail de dégradation. Halil Ganem est enterré au cimetière de Montparnasse (10e division, ligne 3S, tombe 46E), et son frère Chekri repose au cimetière des Batignolles (26e division, ligne 16, tombe 11). Chaque fois que je passe par Paris, au détour d’un déplacement professionnel, je me fais un point d’honneur de fleurir leurs tombes. Je dois bien être le seul à le faire. Les tombes parisiennes des Ganem sont abandonnées à leur sort, comme si ces hommes, leurs combats et leurs idées n’avaient jamais existé. Cela est-il juste ? En ce siècle où nous célébrons à grand renfort de discours la fondation du Grand Liban, il semble que leur mémoire se soit évaporée, aussi intangible que les idéaux qu’ils portaient.
La tombe de Halil Ganem à Montparnasse. Photo M.E. Ghanem
Désirant entretenir ces tombes à mes frais, je me suis vu refuser ce droit par les services funéraires de la ville de Paris, dans l’attente de produire des documents prouvant les droits sur ces deux successions. Par chance, ces deux concessions funéraires sont perpétuelles, non soumises à une durée particulière, à condition de les entretenir. Quand la concession funéraire se dégrade, la loi française prévoit que la commune peut constater son état d’abandon et entamer une procédure de reprise. Ces tombes peuvent donc disparaître si nous ne faisons rien.
Je m’adresse aujourd’hui à nos responsables politiques, au ministre de la Culture, Ghassan Salamé, et au ministre des Affaires étrangères, Youssef Raggi, pour leur demander de m’aider dans mes démarches auprès des autorités de la ville de Paris. Je sais combien MM. Salamé et Raggi sont attachés au rayonnement du Liban. Je ne demande pas de soutien matériel et financier pour entretenir les tombes. Je connais très bien la situation financière du Liban. Je demande une action politique immédiate, une intervention solennelle de l’État libanais auprès des autorités françaises compétentes pour préserver ces lieux de mémoire. Je me tiens personnellement à leur disposition pour former un comité sous l’égide de l’ambassade du Liban à Paris pour la sauvegarde de notre mémoire collective. Il est impératif de sauver ces tombes, de protéger cet héritage. Ne laissons pas le vent du temps emporter ces souvenirs, comme on laisse se décomposer une feuille dans une forêt abandonnée. Il ne s’agit pas simplement de protéger deux tombes ; il s’agit de sauver une part de notre identité, de notre histoire et de notre héritage collectif. Nous avons la responsabilité de rendre hommage à ces hommes qui ont façonné notre destin, et celui de notre pays, et d’assurer que leur mémoire ne s’éteigne pas dans l’oubli.
Le silence des pierres ne fait que répondre à notre indifférence. Comment, en tant que nation, pouvons-nous prétendre honorer ceux qui ont sacrifié leur vie pour notre pays quand nous laissons leurs tombes se déliter, se perdre dans l’ombre du temps ? Quand même leurs sépultures sont menacées de dégradation et de réaffectation, il est grand temps de nous interroger sur notre mémoire collective. Chekri et Halil Ganem ne sont pas seulement des ombres parmi les tombes. Ils sont le cœur battant d’un Liban que nous avons parfois du mal à comprendre et à aimer. Mais ce Liban, il existe dans leurs écrits, dans leur engagement politique et intellectuel. Il existe dans chaque mot qu’ils ont écrit pour notre avenir, dans chaque combat qu’ils ont mené, souvent dans l’ombre et la solitude de l’exil.
Le Liban a aujourd’hui besoin de son passé pour comprendre son présent. Chekri et Halil Ganem ne peuvent être oubliés. Ensemble, préservons leur héritage pour qu’il éclaire encore longtemps notre avenir.
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Un article exceptionnel qui retrace le parcours du père de la littérature libanaise francophone Chekri Ganem et de son frère Halil qui ont joué un rôle politique et littéraire au Liban et en Orient entre la fin du XIX siècle et le début du XX siècle..ils font partie de notre mémoire collective et de notre Histoire libanaise. Il faudrait à tout prix sauver leurs tombes en France et surtout transmettre leurs écrits à la jeunesse libanaise d'aujourd'hui car qui intériorise le passé prépare l'avenir ...
02 h 57, le 14 mai 2025